Interview de Cauuet et Lupano : « Des personnes âgées qui font envie, il n’y en a pas tant que ça »
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Interview de Cauuet et Lupano : « Des personnes âgées qui font envie, il n’y en a pas tant que ça »

Les vieux ont le vent en poupe dans le monde de la BD. Et quels vieux! En à peine un an et demi, Les Vieux Fourneaux sont devenus de véritables phénomènes. Fignolés dans la magie dont est capable le duo Lupano-Cauuet; Pierrot, Mimile et Antoine prennent vie, bien décidés à profiter du sursis de jeunesse et de gamineries que leur accorde encore un peu la vieillesse. Le tout dans des aventures caustiques où le passé de ces baroudeurs de la vie resurgit toujours. Nous avons posé quelques questions à Wilfrid Lupano et Paul Cauuet.

 


Les vieux Fourneaux - Lupano - Cauuet - Home

 

 

Bonjour Paul, bonjour Wilfrid, ces Vieux Fourneaux ne cessent de nous étonner. Et quel succès!

Paul Cauuet: C’est vrai que ça a été vite. Le bouche-à-oreille a commencé très tôt parce que les libraires avaient reçu les trente premières pages du tome 1. Et ils avaient donc lu les 2/3 de l’album le jour de sa parution. Ils ont accueilli ça de manière très positive, ils l’ont conseillé à leurs clients et l’ont finalement mis dans les mains d’un peu tout le monde. Très vite, ça a démarré fort. Et un mois et demi plus tard on recevait le Prix des Libraires 2014. Et le tome 2 est sorti six mois après. En fait, il était fini quand le tome 1 est paru, on l’a gardé un peu au chaud. C’était une volonté d’en sortir deux la même année, pour fidéliser le public à la série.

 

 

Les vieux Fourneaux - Lupano - Cauuet - Personnages

 

 

Pourtant, on ne s’imaginait pas que vous sortiriez une telle série. On vous connaissait dans un autre registre, plus science-fictionnel, avec L’honneur des Tzarom. Ici, vous vous raccrochez à la réalité avec une chronique de la vieille vie humaine. Comment y êtes-vous arrivés?

Paul: L’honneur des Tzarom, on s’était beaucoup amusé à le faire. C’était un scénario de Wilfrid à la base. Il me l’avait proposé et j’avais adoré. On s’était donné beaucoup de plaisir, une vraie récréation, avec de l’humour, du burlesque. Malheureusement, cette série, pour différentes raisons, n’a pas eu le succès escompté.

Comme on voulait continuer à travailler ensemble, on est retombé sur les mêmes idées. L’honneur des Tzarom, c’était l’histoire d’une famille de gitans dans l’espace. Comme on voulait encore parler de la famille, mais de manière plus proche de nous, mais aussi de notre société. Quelque chose qui soit contemporain, ancré dans une région qu’on connait bien, le sud-ouest de la France. On voulait parler d’actualité, du monde qui nous entoure. Des sujets qu’on abordait toujours quand on se voyait, on parlait de tout et de rien, on s’écartait de notre boulot, finalement.

Et on s’est retrouvé sur le thème de la vieillesse, avec des personnages d’un certain âge, quelque chose qu’on voyait trop peu en bande dessinée. On voulait proposer une autre sorte de héros,  qui auraient l’âge de nos grands-parents, nés dans les années 30’s. Ça nous permettait de parler de 70 ans de la France, de remonter le temps tout en parlant de choses simples qui toucheraient les lecteurs. Parce que c’étaient des personnages qu’on pouvait croiser partout, au coin de la rue.

 

 

Les Vieux Fourneaux - On est vivants

 

 

C’est vrai que quand on évoque le quatrième âge, on parle de maladie, de régression mais rarement de la jovialité et du bien-être comme ces trois-là l’ont! Hormis les petits bobos et les tragédies de la vie. Ils sont encore très actifs, ils en veulent, ils mordent encore!

Wilfrid: Ça faisait partie des contraintes qu’on s’était donné très tôt. On avait envie de parler de personnes âgées mais certainement pas en ne montrant que leurs diminutions, le moment où ça part dans le gâtisme, le handicap. Ça ne nous intéressait absolument pas, ce n’est pas une vision très moderne. On a l’impression que globalement, aujourd’hui, on vit quand même de mieux en mieux le quatrième âge, on est en meilleure santé qu’avant. Pas tous, mais les statistiques sont là. Ça nous paraissait plus moderne de montrer cet aspect-là.

D’ailleurs, beaucoup de lecteurs nous disent qu’après avoir lu notre BD, ils ont moins peur de vieillir, que ça leur donne des modèles. Et c’est peut-être là aussi une des clés du succès de la série: des personnes âgées qui font envie, il n’y en a pas tant que ça. Et c’est important qu’il y en ait car on deviendra tous, c’est ce qu’on peut nous souhaiter de mieux, une personne âgée. C’est bien aussi de proposer des personnes qui malgré leur âge continuent à s’impliquer dans le monde dans lequel elles vivent.

Les personnages sont en tout cas très typés. Vous vous êtes servis de certaines influences?

Wilfrid: Physiquement, pas tellement. Au niveau des personnalités, on a parlé de gens comme Robert Dehoux, un anarchiste belge, Edgar Morin, Michel Piccoli, Stéphane Hessel.

 

 

Les vieux Fourneaux - Lupano - Cauuet - Recherches personnages

 

 

Avant même d’ouvrir les albums, la couverture de chaque tome joue beaucoup. Avec une couleur à chaque fois et un personnage en avant-plan et les autres dans l’ombre. Il y a une véritable identité.

 


Vieux fourneaux1

 

 

Paul: On la doit au graphiste Philippe Ravon. Il travaille beaucoup pour les Éditions Dargaud, il a fait beaucoup de maquettes et couvertures. Nous, on a vraiment galéré de proposition en proposition. Le premier tome, Ceux qui restent, contenait une histoire très difficile à résumer en une seule image. On en était arrivé à un résultat qui ne nous convenait pas plus que ça, mais faute de mieux, on s’en contenterait. Mais, c’était sans compter l’oeil extérieur de Philippe qui nous a proposé des recherches très simples en piochant des personnages avec des petites compositions.

On est tombés tous d’accord: très visuel, très audacieux, avec des couleurs différentes de celles de l’album, un côté très affiche de cinéma mêlant Jacques Tati et les comédies des 60’s, des ombres chinoises… Ça ne racontait rien mais nous avions gagné l’identité graphique. Du coup, à chaque album, on essaie de retrouver l’identité tout en variant. Une belle couverture, ça ne sert pas tellement la BD, il faut qu’elle soit visible, identifiable au milieu des cinquante autres nouveautés qui sortent chaque semaine.

Chaque album met en action les quatre personnages principaux tout en faisant la part belle à la personnalité d’un en particulier.

Paul: L’accent est mis sur l’un des personnages. On remonte sa vie par le biais de flash-backs pour mieux comprendre cette personne. C’est une des deux histoires (à côté de celle, contemporaine) de chaque album. Dans le tome 3, c’est Mimile qui avait été assez discret jusque là. Il avait caché beaucoup de choses à ses deux potes d’enfance qui, à chaque fois, apprennent ce qu’il a fait de sa vie rocambolesque et animée. Et ce, même si, finalement, Mimile est aussi pas mal absent de ce tome puisqu’il tombe très vite dans le coma. L’histoire se passe autour de lui mais sans lui.

 

 

Les vieux Fournaux - malaise Mimile

 

 

Vous le disiez, Émile a caché pas mal de choses à ses potes. Mais vous en avait-il caché aussi, à vous les auteurs? Ou toute la trame est déjà connue bien avant avec un balisage qui a été effectué dès le départ?

Wilfrid: Il y a des grandes lignes, j’ai déterminé des trajectoires possibles pour chaque personnage. Mais j’aime bien me mettre en danger dans mon écriture en laissant des pistes à développer plus tard. Des fois, au moment de l’écrire, je me dis que mon histoire sent le roussi. Mais c’est aussi une manière de maintenir une pression de créativité: je dois faire quelque chose de ces contraintes.

Pour Mimile, dans le tome 1, il y avait une phrase qui disait: « Mimile, c’est trois tours du monde en bateau! C’est peut-être le seul blanc à avoir joué première ligne au rugby aux îles Samoa. C’est un type qui parle six langues du Pacifique, qui fait fortune puis faillite avec une mine de cuivre de Papouasie-Nouvelle-Guinée. Rien qu’avec ses histoires de bagarres, on ferait trois tomes de La Pléiade. » Cette phrase-là, je m’étais dit, que ce serait mon matériel de base pour décliner le personnage de Mimile. Évidemment, à ce moment-là, je n’avais aucune idée de ce que serait le tome 3. Mais ce sont mes bases sur lesquelles je m’installe. Donc, forcément, il y a des surprises. Là, je fais pareil avec Sophie. Je reprends tous les moments des trois premiers albums sur sa vie pour les relier, éclaircir les zones d’ombre, pas toutes, et voir comment faire un chouette album avec ça!

Avec un ton particulier et un langage très propre à cette série. Les expressions jaillissent de partout. Sont-elles inventées ou les avez-vous inventées?

Wilfrid: C’est un mix. Il y en a que j’ai inventé de toutes pièces et d’autres reprises d’expressions populaires. Je collectionne ce genre de phrases. J’ai passé un bout de temps dans des bars, j’y ai même grandi, ça fait donc un peu partie de moi, le langage un peu fleuri, l’argot, les expressions très imagées, ça m’a toujours beaucoup plu. Les trouver, c’est la partie du boulot que je préfère.

 

 

Les vieux Fournaux - pétanque

 

 

Votre préférée?

Wilfrid: Je vais avoir du mal!

Paul: Dans le tome 3: « Errol qui s’appelle. Et y’a pas que son nom qui fait penser à un meuble Ikéa. » C’est génial. C’est un personnage en kit, une momie.

Maintenant qu’on a la genèse des trois personnages « âgés », on se demande sur quoi portera le quatrième!

Wilfrid: Ça parlera un peu plus de Sophie. Mais la série reste Les Vieux Fournaux. Ça parlera plus de militantisme et d’écologie.

J’ai l’impression depuis quelques années que la BD s’est rapprochée du réel, que ce soit par du BD-reportage, ou des séries s’intégrant plus dans la modernité. Le réel est-il revenu en pleine face de la bd?

Paul: La preuve, on a commencé avec de la science-fiction, de l’humour et puis, on a voulu se rapprocher de notre époque.

Wilfrid: Mais moi je ne trouve pas que ce soit toujours une bonne idée. D’ailleurs, je fais absolument attention à garder une place pour l’invraisemblable dans chaque scénario. Que ce soit les canons à moutons dans le tome 1, les attentats gériatriques dans le tome 2 avec le vieux monsieur qui a un problème de sphincter. Il y a toujours une place au saugrenu et à l’incongru. C’est l’ADN de la bande dessinée belge. La BD qui deviendrait systématiquement une sorte de story-board de cinéma ou de série télé ou de journalisme, ça m’apparaîtrait comme un appauvrissement.

Je trouve, au contraire, que la bande dessinée franco-belge, si elle a bien un marqueur identitaire très fort, c’est sa possibilité de créer des mondes qui n’existent qu’en BD: on se tape dessus mais personne ne meurt, les personnages ne sont ni adultes ni enfants – Gaston, Tintin, Spirou – ça a avoir avec la mythologie grecque. Les dieux se comportaient comme les pires des gamins. La BD est juste quand elle fait ça. En devenant trop et massivement réaliste, elle y perdrait.

 

 

Les vieux Fournaux - passé

 

 

Et, en même temps, ne s’est-on pas rendu compte que Tintin et tous les autres pouvaient tout aussi bien être notre voisin? D’où cette réappropriation du réel?

Wilfrid: J’espère et c’est mon cas. Je préfère ces parcours-là sans problème.

Et, au niveau du dessin, comment revient-on à une série qui se passe plus dans nos campagnes?

Paul: C’est vrai que ma première série et cette que j’ai faite avec Wilfrid, c’était de la science-fiction, de l’héroic-fantasy. D’une part, c’était rassurant de commencer par ça: en tant que fan de Star Wars, je m’éclatais. Et, à côté de ça, j’avais un petit peu peur d’une histoire contemporaine avec ses villes, des millions de fenêtres, des perspectives. Mais, très vite, je me suis rendu compte que ça se passait chez nous, à la campagne. Et qu’en fait, tout est intéressant à dessiner. Les bagnoles, j’avais un peu de mal, mais je me facilitais la tâche en prenant des modèles sympas à dessiner. Les ronds-points, les petites routes de campagne… la doc’ est tellement partout, autour de nous, en plus.

 

 

Les vieux Fourneaux - tome 1 - Lupano - Cauuet - Souvenir

 

 

Tu vas sur Google Maps, tu trouves n’importe quel panneau dont tu as besoin. J’ai trouvé ça très sympa. C’est assez réaliste dans les décors et les personnages sont limites un peu caricaturés pour que ce soit plus vivant. Depuis trois tomes j’ai en plus dessiné des choses très variées, la Toscane, le Pacifique, Paris, le Sud-Ouest, une gare, des requins, des bateaux. C’est bien de se remettre en question, de trouver des solutions, de ne pas toujours dessiner les mêmes choses ou ce qu’on sait en tout cas faire. J’aime dessiner la bouffe, aussi.

Wilfrid: On a un peu repris l’idée du banquet final à la Astérix, d’ailleurs.

Paul: C’est l’apéro, la pétanque…

À l’heure de la palette graphique, vous dessinez comment?

Paul: Alors, je coince mon crayon entre le petit et le gros orteils et je mets la gomme de l’autre côté. (Rires) La palette graphique, non! Je travaille traditionnellement: papier, crayon, bleu, feutres-pinceaux… Je fais ma tambouille. J’ai retrouvé avec cette série un réel plaisir d’encrage que je ne retrouvais pas sur mes précédentes séries où je faisais mes effets avec le travail de couleur. Ici, je voulais vraiment que le dessin soit en premier-plan. Je dessine très classiquement mais je m’amuse de plus en plus sur le physique des personnages, leur anatomie… Et après, je fais les couleurs à l’ordinateur.

 

 

Les vieux Fourneaux - Lupano - Cauuet - Grenier

 

 

Je travaille dans un atelier avec des copains. Sur huit, on n’est plus que deux à ne pas avoir des Cintiq. Tout le monde s’y met. Moi, je ne pourrais pas, je passe déjà tellement de temps sur un ordinateur. Puis, il y a ce plaisir, ce droit à l’erreur. Je ne cherche pas non plus à faire le dessin ultime. Si dans la case, on a compris ce qu’on devait comprendre, c’est bon. Pas besoin de retoucher la moindre petite imperfection. L’essentiel, c’est l’histoire et sa clarté. J’aime ce côté manuel, traditionnel.

Et pour le scénario? Le support conditionne-t-il l’écrit?

Wilfrid: Je n’ai jamais écrit autrement que su un ordinateur. Ah si, de temps en temps, je passe par une petite phase de papier pour me sortir du pc. Et j’en ai de plus en plus envie, du moins pour la structure. Mais, en même temps, j’utilise tellement le « copier-coller »! J’inverse tellement les scènes. Jusqu’à la dernière minute, je change tout le temps tout dans un scénario. Et si je devais faire ça avec des carnets, ce serait bien difficile.

Sans blaguer, une scène qui était prévue à la fin peut très bien se retrouver au début, et vice-versa. Je suis capable de tout changer si tout d’un coup je vois une structure qui me parait plus pertinente. Je réécris tout en permanence, je fais beaucoup d’inserts aussi. Quand j’ai l’idée d’une séquence page 30 et que je me rends compte que j’aurais pu la faire naître page 2 par une étincelle, un gimmick. Ça implique beaucoup de « copier-coller » et de versions du scénario. J’en fais rarement moins de dix. L’ordinateur est donc bien pratique.

Dans le tome 3, par rapport aux deux autres, il y a huit pages de plus.

Wilfrid: Il le fallait, ce tome 3 est plus dense, il s’y passe beaucoup d’événements, avec deux personnages qui viennent chacun de leur côté avec d’énormes flashbacks dans leurs sacoches. Du coup, ces flashbacks ne devaient pas faire « pssccchhiiittt » entre Errol et ses souvenirs du Pacifique et Berthe qui ravage un terrain de rugby, il fallait du souffle et de la place pour plus d’action. Mais on reviendra sur du 54 pages, plus classique.

 

Les vieux Fournaux - papouasie

 

 

Il y a quelques semaines, avant même la sortie du tome 3, je suis entré dans ma librairie et j’y ai trouvé un présentoir spécial « Vieux Fourneaux » avec cette mention: « Ce sont les auteurs des Vieux Fourneaux mais ils ont aussi fait ça ». Y figuraient votre premières séries mais aussi les histoires que vous avez faites indépendamment l’un de l’autre. Est-ce qu’un gros succès comme celui-ci se répercute sur les autres ouvrages?

Wilfrid: J’ai du mal à m’en rendre compte. Je sais que mes albums marchent très bien ces derniers temps – rien de comparable avec les Vieux Fourneaux. Et effectivement pas mal de séries plus anciennes sont rééditées.

Paul: Pour Aster, je reçois les relevés de Delcourt mais ce n’est pas mirobolant.

Wilfrid: En tout cas, pour les Tzarom, il est question que les deux premiers tomes soient réunis dans une intégrale. Avec peut-être un petit repassage en couleurs, pour régler des problèmes de visibilité dans certaines séquences.

Les projets pour vous deux?

Wilfrid: Le tome 4.

Paul: Un an de travail, donc pour moi, c’est réglé. Tandis que Wilfrid…

Wilfrid: J’ai toujours 2-3 projets en cours. Là, j’ai des publications pour la rentrée. Avec, pour Angoulême, le troisième tome d’Azimut. Et, en février, le troisième tome de Communardes!. Deux séries chez Vent d’ouest. Puis, une ou deux publications en fin d’année.

Merci beaucoup à vous deux et longue vie aux Vieux Fourneaux.

Propos recueillis par Alexis Seny



Publié le 10/12/2015.


Source : Bd-best

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