Interview de Frank Pé (1/2): « Une exposition de quarante ans de carrière, de la cave au grenier! »
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Interview de Frank Pé (1/2): « Une exposition de quarante ans de carrière, de la cave au grenier! »

Longtemps, sur mon épaule de fier scout, j’ai porté la marque de Frank Pé? Ce n’était pas grand-chose mais ça voulait dire beaucoup de choses. Et de ces insignes sur mon pull vert de louveteaux ou sur ma chemise bleue d’éclaireur, j’ignorais l’auteur. Mais maintenant que je le sais, c’est une évidence. Ce sens du partage, cette générosité, ce sourire et cet émerveillement devant les choses de la vie, ils correspondent parfaitement à Frank Pé, ce baroudeur du monde artistique auquel le Centre Belge de la Bande Dessinée rend un digne hommage à travers l’exposition « Les passions d’un faune« .

 


Frank Pe - insigne eclaireur

 

 

Et entre Francis Bacon, un peu de Rodin, Winsor McCay sous toutes les coutures, la musique d’Adele ou des Cats on trees et des centaines de figurines animalières rapportées des quatre coins du monde, c’est peu dire que l’atelier andennais de Frank Pé est fort en univers. Dans toute leurs diversités. Dans cet atelier incroyable et conçu sur mesure, on pénètre comme dans une page du Livre de la Jungle, on apprivoise les petits et grands poissons (150 en tout) qui font la brasse dans de grands aquariums. Au milieu de ce territoire inconnu, il y a Frank Pé, sourire bienveillant, regard éclatant. L’auteur termine les dernières planches du Spirou qu’il a créé avec Zidrou. Un coup d’oeil dans le rétroviseur, un autre dans les baies de l’aquarium géant extérieur où brille une eau lagunaire.

 


Frank Pe - Atelier - Daniel Fouss

 

 

Bonjour Frank, nous vous retrouvons dans votre atelier. Mais depuis combien de temps habitez-vous à Andenne?

Depuis 2001. J’habitais Bruxelles, dans le quartier Léopold qui a bien changé. Je n’ai pas résisté à l’appel de la verdure. Je n’ai pas eu tort, je me suis tout de suite plu à Andenne et n’ai jamais regretté d’avoir fait le saut. D’autant que la maison n’était pas du tout ce que vous pouvez voir aujourd’hui. Je l’ai achetée car elle me permettait de faire un atelier et j’ai tout reconstruit.

C’était un grand changement pour quelqu’un qui, comme vous, aimait la ville, se promener dans les rues de nuit, quand il n’y avait personne. Qui aimait avoir les cinémas à proximité.

Mais c’est toujours le cas. Et finalement je me suis rendu compte que je n’étais pas si mal, ici. Être à 45 minutes de Bruxelles, ce n’est pas tant que ça, surtout quand vous avez voyagé en Amérique, ou même en France. Namur est à 17 kms, Liège n’est pas bien loin non plus. Les cinémas sont assez proches finalement. Puis, ce sont des villes qui vivent bien, je trouve, moins cosmopolites et moins grandes mais avec peut-être plus de personnalité, c’est très humain. Namur, Liège, c’est évident, il y a un esprit qui en émane.

 

 

Frank Pe - Spirou - pizzeria

Un monde diversifié

On entre ici non pas dans un atelier, mais dans un antre, comme si un coin du Livre de la Jungle s’offrait à nous. Un monde à vous entre bd, sculpture, fresque et cette passion des animaux. Seriez-vous éclectique?

Non, je ne me décris pas en tant que tel. Je ne m’en ressens pas, je ne fais pas plusieurs choses très différentes en même temps. Ici, j’ai un axe très fort qui est l’animalier. Et il se couple avec l’artistique, la créativité. De ces deux pôles, je tricote dans toutes les directions. Je fais aussi bien des chaussettes que des chandails. Il y a une unité évidente même s’il est vrai que j’aborde plein de choses différentes.

L’actualité plus que brûlante, c’est cette exposition au Centre Belge de la Bande Dessinée. Que va-t-on pouvoir y voir?

C’est une exposition rétrospective: les visiteurs pourront découvrir quarante ans de carrière en un seul coup. Et ça fait énormément de choses. À ma grande stupéfaction, on a ouvert des caisses autant à la cave qu’au grenier. Avec l’équipe du Centre Belge, nous avons voulu montrer toute ma production, dans tous les sens et depuis que je publie. Avant, même! Mais on y parlera aussi du futur puisque des planches de mon Spirou seront visibles en avant-première, une mise en bouche unique.

 

 

Frank Pe - les passions d'un Faune - expo - Affiche

 

 

On s’échappera de la BD dans ce qu’on a l’habitude d’en connaître, aussi.

 


Asen - Andenne - Fête de la BD

 

Frank Pé à l’oeuvre à la Fête de la BD d’Andenne 2015 Crédit: La grande Ourse

 

 

La première chose qui va frapper les gens, ce sera le format. La bande dessinée, finalement, ce sont des petites images, des petites cases, les unes à côté des autres. On raconte des histoires, on ne fait pas dans le grand format. Mais, depuis dix ans, quand je vais en salons, je fais des fresques. La plus grande faisait 23m de long. En général, c’est entre 6 et 10 mètres.

J’ai d’ailleurs commencé à Andenne, les organisateurs m’avaient laissé carte blanche, me faisant comprendre que j’étais chez moi. Et comme c’était l’époque où je travaillais de plus en plus grand, je me suis dit que ce serait amusant de faire une frise qui courrait sur tous les murs du festival et que je remplirais au fil des deux jours. J’ai rempli mon contrat, la fresque faisait 16 mètres à la fin.

 

 

Frank Pe - Fresques - Fete de la BD Andenne 2015 (3)

 

Fresque à la Fête de la BD d’Andenne 2015 Crédit: La grande Ourse

 

 

Donc, le spectateur pourra découvrir ce travail des fresques, ce qui n’est pas habituel. Car si je fais régulièrement des expositions dans des salons et des musées, en général le tout est tourné vers le travail de bande dessinée ou d’illustration. Ici, avec la place qu’offrait le Centre Belge de la Bande dessinée, nous nous sommes permis des agrandissements, de montrer des fresques, des planches géantes – dans le cas de Little Nemo, une planche fait 1m50 sur 1m20 – et des grandes illustrations, des peintures. Plus les sculptures. C’est vraiment varié. Bref, il y aura pas mal d’inédits et, sans oublier, les quinze premières planches de mon Spirou et Fantasio en avant-première.

J’imagine que pour pareille exposition, on joue au prospecteur, au chercheur d’or, non? Certaines choses que vous avez oubliées ont resurgi?

Oui, c’est vrai. Il y a des petites zones marginales que je redécouvre. Des choses que j’ai faites dans ma jeunesse. Les premières histoires courtes pour Spirou. C’est intéressant de ressortir ces choses-là parce que je me suis rendu compte – c’est classique chez les dessinateurs, le style évolue d’époque en époque – qu’il y a des choses que je savais faire avant et que je ne sais plus faire aujourd’hui. Bien sûr, à mes débuts, j’avais des faiblesses et des choses que je ne maîtrisais pas encore mais j’arrivais à mettre beaucoup d’énergie dans mes dessins.

 

 

Frank Pe - Journal de Spirou - Carte Blanche 2 - P.2

 

Carte blanche dans le Journal de Spirou

 

 

Aujourd’hui, je canalise beaucoup plus, je la mets où il faut et quand il faut être calme, je le suis. Quand j’étais jeune, c’était de la dynamite. Mais c’est évidemment parce qu’on a des choses à prouver, qu’on doit se faire sa place. Du coup, on compense ses faiblesses par de l’énergie et des bonnes intentions. C’est chouette de revoir les dessins de jeunesse et de sortir les planches de mes premiers albums: des premiers Broussaille ou de Vincent Murat, mon péché de jeunesse. Et toutes les recherches qui y sont associées, les croquis, les notes, les tonnes d’échanges autour du scénario avec le scénariste.

 

 

Frank Pe - Vincent Murat

 

 

Le « péché de jeunesse » Vincent Murat Avec Terence

« Ceux qui croient que je ne suis que dessinateur se trompent! »

Oui, parce que les scénaristes sont importants dans votre oeuvre!

En fait, une histoire c’est l’aboutissement de plein de choses. En tout cas, dans mon cas. Chaque histoire a été une réelle aventure dans ma vie et une relation avec celui qui l’a écrite. En général, j’apporte un projet au scénariste qui le met en forme. Ceux qui croient que je ne suis que dessinateur se trompent! Ce sont à chaque fois des projets personnels même s’il y a un scénariste. Puis cette relation avec le scénariste évolue en vraie relation humaine. Comme les comédiens sur un plateau de cinéma, ils ne peuvent que se rencontrer. Sans point de rencontre humain, ils joueraient comme des pieds, ça ne pourrait pas marcher.

Que ce soit avec Bom sur Broussaille, Philippe Bonifay sur Zoo et maintenant Zidrou sur Spirou, ce sont à chaque fois des rencontres extrêmement fortes qui se poursuivent des années durant. Ce sont des tonnes de fax, de mails, de courriers! J’adore ça, c’est une partie du boulot si intéressante et si vivante par rapport au moment où on se retrouve seul devant sa planche. Alors, on concrétise tout ce qu’on a mis en place mais dans un travail de vrai solitaire.

 

 

Frank Pe - zoo-illustration inedite

 

Zoo – avec Bonifay (Dupuis)

 

 

Vous vous souvenez de la première rencontre? Celle qui vous a donné envie de faire ce métier?

Des BDs, j’en lisais quand j’étais petit. Depuis toujours, des magazines de Spirou traînaient dans la famille. On se les partageait avec mon frère et ma soeur qui étaient un peu plus âgés. Puis il y avait des BDs que ma maman avait lues pendant la guerre, des Prince Vaillant, des Tarzan… Et d’autre part, très jeune, j’ai découvert des livres sur la sculpture, notamment Rodin. Non seulement, ils m’ont montré ce qu’était une vie d’artiste mais ils m’en ont donné le goût.

 

 

Frank Pe - Les merveilleuses histoires de l'oncle Paul - Rodin

 

Hommage à l’Oncle Paul dans Les merveilleuses histoires de l’Oncle Paul

 

 

Vers 15-16 ans, j’ai découvert un livre de la collection Marabout, « Comment on devient créateur de bandes dessinées » écrit par Philippe Vandooren. Il consistait en deux interviews de Franquin, pour le dessin humoristique, et de Joseph Gillain, dit Jijé, pour le dessin réaliste. Ce livre était tellement bien fait qu’il a fondé toute une génération de dessinateurs. Tous les copains avec qui j’ai commencé à faire de la BD (André Geerts, Yslaire, Servais), tous ces gens avaient lu le bouquin et il leur avait donnés l’envie de faire ce métier. À partir de ce moment, ce que j’aimais beaucoup est devenu ce que je voulais faire! C’est devenu un but et une sorte de chose à laquelle je voulais me consacrer totalement.

C’était tellement évident qu’on ne pouvait en faire qu’un programme de vie. Je n’étais pas très bon, ni très mauvais à l’école, mais je la détestais. Après, je n’ai pas fait beaucoup d’études mais je n’ai pas arrêté d’apprendre. Je me passionne, je lis beaucoup, par exemple sur la physique quantique. Je suis curieux et un peu gourmand. Ce n’est pas dirigé et je me nourris de plein de choses qui, à un moment, font déclic et me donnent envie de faire une histoire.

 

L’art du cadeau au lecteur

Comment concevez-vous cet art?

Faire de la BD, pour moi, c’est apporter un cadeau aux gens. Comme quand vous allez au restaurant, vous avez envie qu’on vous amène un bon plat. Il faut que le cuisinier y ait mis les bons ingrédients, qu’il ait bien fait les sauces, qu’il ait été généreux. Il faut que ce soit de qualité, nourrissant. Un bon moment, quoi! C’est comme ça que j’ai très vite perçu mon métier. Peut-être, sûrement même, grâce à Rodin. Je ne me situais pas du côté des gens qui voulaient en faire quelque chose de commercial, un gagne-pain, ça ne m’intéressait pas du tout. Ce n’est pas pour ça que je n’aime pas le succès, mais je ne suis pas à la recherche du « chiffre » – pour dire un vilain mot.

 

 

Frank Pe Spirou

 

Case extraite de Spirou vu par Zidrou et Frank Pé: L’Okapi Blanc (Dupuis)

 

 

Perfectionniste dans cet amour de faire un cadeau?

Quand j’étais jeune, oui, dans le dessin certainement. J’avais tout à apprendre et j’avais peur d’être jugé. Donc je voulais que ce soit le plus beau possible. Pour éviter les baffes. Puis, ça s’est calmé, et maintenant, je suis plus perfectionniste sur le fond que sur la forme. C’est dans la qualité que je suis perfectionniste. C’est évident que je travaille toujours la forme mais, avec les années, j’ai acquis une certaine aisance. C’est devenu une seconde nature. On doit y mettre la présence mais plus nécessairement l’effort. Ce dernier est plus mis sur le contexte et le noyau dur, le contenu.

Si je me souviens bien, c’est par l’intermédiaire d’une carte blanche dans Spirou que vous avez pu publier vos planches.

C’était une rubrique ouverte aux amateurs. Je m’y suis essayé comme tout le monde. Et très vite, en un an, le rédacteur en chef m’a fait rentrer dans l’équipe, il m’a commandé des petits dessins qui ont pris de l’importance.

 

 

Frank Pe - Journal de Spirou - Carte Blanche - P.1

 

 

Puis, il y a eu les bas de pages et l’apparition d’un premier animal marquant, l’élan!

Dès mon enfance les animaux ont tenu une place importante dans ma vie. Je ne sais pas dire comment ça a commencé ni même qui du dessin ou des animaux est arrivé en premier. C’était en même temps. J’ai dessiné mes premiers animaux. On ne peut même pas dire que mon environnement a joué un rôle. Peut-être pour le dessin, un peu, comme ma maman dessinait en amatrice. Mais dès qu’elle a vue que je m’y essayais, elle m’a encouragé.

 

 

Frank Pe - Journal de Spirou - L'elan

L’instinct animal, l’instant artistique

 

Tous les animaux? Ou il y avait des prédilections?

Non, c’est une passion pour toute la vie. Et en fonction des périodes, j’ai été amené à m’intéresser à des espèces différentes. Naturellement, comme tous les gosses, j’ai eu ma période « dauphin ». J’ai également eu ma période « reptile » à une époque où il était assez facile de s’en procurer. j’ai élevé beaucoup de choses impressionnantes. À un moment, j’avais 17 crocodiles à la maison. J’ai aussi eu des périodes sans rien. Je suis un amoureux des jardins zoologiques.

Maintenant, je suis dans ma phase qu’aquariophilie. Les poissons, voilà un monde extrêmement riche en formes et en couleurs que je ne connaissais pas. Avec un peu d’attention, on peut les garder chez soi et les observer au quotidien. Mais, je n’ai plus beaucoup de temps.

 

 

Frank Pe - Fresques - Fete de la BD Andenne 2015 (2)

 

 

Comment les dessinez-vous? Leurs mouvements?

À force de les fréquenter, de me frotter à eux, même si j’ai un peu moins le temps. Pendant trente ans, j’ai été de zoo en zoo, de réserve en réserve pour les photographier, les filmer. Finalement, je les ai intégrés. C’est devenu une connaissance. Comme un dessinateur de western a intégré le cheval ou un autre l’anatomie humaine.

Ces animaux, ils nous en apprennent sur nous-mêmes?

Oui, forcément. L’animal est un sacré questionnement renvoyé à l’être humain. Tout dépend aussi de l’attitude que celui-ci a envers l’animal. On peut le considérer comme une proie ou un objet pour en faire une fourrure mais aussi aller à l’autre bout et le considérer comme un questionnement philosophique. Pour moi, ça l’est. Parce que l’animal et l’humain sont semblables. Il est né, comme nous. Il essaye de trouver la meilleure vie possible avec son instinct, ses pulsions et son intelligence propre, comme nous. Et il va mourir comme nous. Et, entre cette apparition et cette disparition, il y a quelque chose qui se passe qui est cette appartenance au cosmos. C’est une véritable interrogation spirituelle. L’animal nous renvoie ça. Et on parlait du fond, j’aborde la nature maintenant avec ce questionnement sur la place de l’homme, qu’est-ce qu’être en vie?

 

 

Frank Pe - Journal de Spirou - Le faune

 

« J’espère que les grands de ce monde regardent leur chien dans les yeux de temps en temps, qu’ils se posent des questions. »

 

Avec un certain engagement, quand même!

Je ne suis pas du tout un protectionniste, un militant acharné même si évidemment mes sympathies vont dans ce sens-là. Je ne suis pas forcément un végétarien. Je trouve surtout que l’animal, la nature n’a pas encore tout dit. L’homme a actuellement un gros problème avec. Il est en train de violer sa mère. Cette terre qui l’a enfanté, il est en train de la bousiller. C’est énormément monstrueux! Et je crois qu’en même temps, c’est une chance énorme. Si on arrive à le voir, à s’en rendre compte à temps, ce sera une chance d’augmenter notre conscience et de faire un bond vers une qualité d’être, une qualité de conscience. Comme sans doute l’humanité n’en a jamais eu l’occasion. Mais avant ça, elle est au pied du mur et l’examen à passer est périlleux car l’horloge tourne. Et parce qu’on bousille la Terre chaque jour un peu plus.

 

 

Frank Pe - Nemo - Naufrage

 

Extrait de Little Nemo 2 – Toth

 

 

Et ça, l’animal, dans tout ses côtés mal dégrossis, un peu bête, instinctif, c’est tout ça qu’il nous apprend. C’est à nous et en nous-même qu’on doit se rendre compte de toute cette beauté qui nous est donnée et devant laquelle nous sommes tout petits, premier roi du pétrole ou président des États-Unis à la mèche blonde. J’espère que ces hommes regardent leur chien dans les yeux de temps en temps, qu’ils se posent des questions. Mais ce saut de conscience n’appartient pas qu’aux grands de ce monde, c’est à nous tous de le faire. Ça ne peut être que collectif.

De quoi nous amener à Broussaille.

Oui, ce n’était pas un personnage de BD à la base. Il présentait une rubrique nature dans les pages de Spirou. Il posait des questions et il a connu des albums un peu surréalistes, poétiques. C’était déjà un héros tourné vers lui-même, un peu introspectif par rapport aux héros qu’on avait l’habitude de voir comme des aventuriers. Broussaille, c’est un aventurier du quotidien qui m’a permis de gentiment aborder la psychologie. Ce n’est pas de la grande psychologie, mais quand même. Non pas pour se gratter le nombril mais pour voir comment ça fonctionne et quels grandes énergies nous animent.

 

 

Frank Pe - Univers de Broussaille

 

 

Sur ses cinq albums, Broussaille a connu une grande évolution jusqu’au dernier, Un faune sur l’épaule, qui est moins une histoire qu’un essai posant beaucoup de questions.

Cinq albums, seulement, mais un personnage important. Tellement qu’on en a fait la première fresque du parcours de Bruxelles.

Il est issu du « post-68isme ». « Sous les pavés, la plage », le côté poétique, la notion de liberté. Il a évolué, comme le monde. Mais il avait un ancrage très bruxellois à la base. Comme moi. Et ses histoires un peu fantastiques ne pouvaient fonctionner que dans un environnement que tout le monde connaissait. Voir surgir un loup-garou, ça ne marchait pas. Mais si cela arrivait au coin de votre rue, ça commençait à être autre chose. Le fantastique doit toujours être bien ancré dans le réel, le quotidien. Et Broussaille a parcouru tout Bruxelles, il est entré en connexion avec les Bruxellois. Et le pignon au Plattesteen où figure la fresque est une sorte de point de relais. D’autant qu’il y avait une terrasse au pied du pignon. Et qu’est-ce que c’est chouette de voir les gens, l’été, savourer leur bière avec Broussaille qui se balade au-dessus de leur tête.

 

 

Frank Pe - Broussaille - fresque

 

À Bruxelles, vous habitiez à côté d’un Musée, non?

 

 

Oui, à côté du Musée d’histoires naturelles. C’est un quartier qui a été bousillé par l’installation des organismes européens. Avec tout un comité de quartier très actif, j’ai été amené à accompagner à la sauvegarde des dernières pierres de notre quartier. Mais, c’était David contre Goliath et le péché capital, originel a été de concevoir l’installation de l’Europe dans ce petit et vieux quartier de Bruxelles qui n’était pas fait pour ça du tout. Ce n’est pas parce qu’il y avait quelques terrains vagues qu’il fallait concevoir le monde là. Encore maintenant, l’idée est critiqué, le quartier est chroniquement saturé par les voiture et les bouchons s’installent à n’en plus finir. Quand c’est devenu vraiment trop insupportable, je suis parti et me suis installé ici, Andenne. Ce n’était plus une vie de citadin de voir les rues bloquées pour la venue de tel ou tel ministre.

 

 

Frank Pe - Broussaille - Quartier Léopold

 

 

Finalement, on revient à la nature, même si elle était urbaine, qui vous entourait et que vous avez essayé de conserver.

Oui, c’était un quartier très provincial et c’est devenu la Défense à Paris. C’est du béton, de l’aluminium et du verre. Je n’ai rien contre l’architecture moderne, mais qu’elle soit créative, bon sang! En fait, c’était surtout une histoire de pognon!

Quittons la ville, partons au zoo, du coup!

J’étais passionné des zoos et intrigué avant tout. Même si, comme tout le monde, cette idée de mettre des animaux en cage ne m’a pas toujours plu! Le tout est de voir comment et dans quel but, cela se fait. Donc, j’avais ce sujet en tête depuis longtemps et, à un moment, je me suis senti prêt. J’avais les capacités techniques de le faire après quelques bouquins à travailler la couleur directe, à rendre les ombres et les lumières. J’avais besoin de ça pour raconter cette histoire. Et je me suis lancé avec Philippe Bonifay sur cette histoire qui ne devait faire qu’un tome, en a pris deux, puis trois.

 

 

Frank Pe - Mucha - Celebration

 

« Ça fait 15 ans que je pense à la création de mon propre zoo, différent des autres et artistique »

 

Et il pourrait y en avoir plus, non?

Mais pour l’instant, c’est à l’arrêt. L’horloge tourne et le monde change. Dans l’exposition, il y aura toute une série autour de la série Zoo, qui sera mise en atmosphère, avec meubles d’époque, des lumières tamisées. Un peu de scénographie, quoi!

Votre zoo idéal, alors?

Je suis en train de le penser, j’ai un projet, depuis pas mal de temps, de vrai zoo dans le Namurois. Et je vais essayer de faire le saut, à un moment donné, de la BD à ce zoo. Ça fait 15 ans que j’y pense. Il y aurait une part artistique très importante dans le projet « zoo ». Mon zoo idéal est artistique, créatif.

 

 

 

 

Mais c’est très lourd et compliqué surtout quand on n’est pas, comme moi, formé à ce genre d’exercice. Je ne suis pas un homme d’affaires, encore moins Éric Domb (le fondateur de Pairi Daiza) ou Marc Coucke. Je ne suis pas entrepreneur, simplement. Le bout par lequel j’essaie de développer mon projet, c’est par la créativité, l’innovation et l’apport d’une énergie dynamique, ce qui n’est pas si fréquent dans notre monde morose. J’y mettrai toute mon expérience de rapport au public, du spectacle. C’est ce qui me permet d’avancer dans ce projet et de trouver les bonnes synergies et les bonnes personnes. J’ai ce projet en tête depuis quinze ans sans toujours travailler de la même manière. Le projet actuel date d’une bonne année.

Ce rapport au public, justement, comment le vivez-vous?

C’est la même chose que pour les gens qui sont un peu publics. Et, au fond, dans la BD, on n’est pas si public que ça par rapport au cinéma ou à la musique. Donc, c’est assez soft. Mais je remarque, quand je regarde les collègues en dédicaces, que beaucoup ont le public qu’ils ont appelé. Je trouve que je suis très gâté avec un public très attentif, assez humain, avec de chouettes rencontres. Je n’ai jamais eu de bagarre dans mes files de dédicaces. Alors que certains auteurs de séries d’action un musclées ou de science-fiction branchés ne peuvent pas en dire autant! (Rires) Je caricature un peu, le public de BD est très bon enfant. Mais on a le public qu’on mérite.

Et parfois, même si on ne pense pas au commerce, certains « fans (?) », eux, y pensent. Et certaines dédicaces se retrouvent aussitôt faites sur des sites de ventes.

C’est un phénomène qui est apparu lentement il y a déjà un certain temps et qui se renforce de plus en plus. Inévitablement et de manière normale. D’ailleurs, il est normal qu’on se dirige vers un système à deux vitesses avec, d’une part, des dédicaces qui continueront à être offertes gracieusement mais assez simples et vite faites – comme une signature d’un écrivain – ou des demandes rémunérées car elles font partie de notre travail.

 

 

Frank Pe - Fresques - Fete de la BD Andenne 2015 (4)

 

Fresque à la Fête de la BD d’Andenne 2015 Crédit: La grande Ourse

 

 

Finalement, on en demande beaucoup aux auteurs de BD par rapport à d’autres professions artistiques et publiques. Un selfie ne suffit pas, il faut aller au charbon!

Si on prend un exemple, si vous rencontrez un chanteur, vous allez lui demander une signature, pas de chanter sa chanson rien que pour vous. C’est du boulot. Et pour nous, lors d’une séance de dédicaces, bien sûr qu’on aime ça, ce cadeau fait aux lecteurs, c’est notre plaisir, c’est gai et agréable. Mais c’est un métier. C’est peut-être un peu lourd ce que je dis mais c’est important. Parmi les chasseurs de dédicaces, certains le prendront très mal car ils le prennent pour un acquis, comme un droit parce qu’ils font des sacrifices, des efforts, ils parcourent des distances folles. Mais s’ils font travailler des professionnels, il faut payer, sinon on va complètement s’épuiser.

D’autant plus qu’une vraie crise traverse le monde de l’édition. Les éditeurs se sont arrangés pour nous payer des croûtons de pain et nous faire travailler comme si nous étions des enfants du XIXème siècle – j’exagère à peine. Je connais plein de professionnels qui arrêtent le métier parce que ce n’est plus possible. Alors si en plus, on doit travailler gratos les samedis et les dimanches, on ne s’en sortira plus!

Vous faites encore beaucoup de dédicaces?

J’en ai fait pas mal. À 60 ans, je pense que je suis passé par différentes périodes. À certains moments, j’ai eu l’impression de dédicacer dix fois chaque album vendu! Et cette période actuelle, depuis dix ans, je fais les fresques dont nous parlions tout à l’heure. Je trouve que c’est le meilleur moyen de donner le plaisir du dessin en train de se faire. Bien sûr, les lecteurs ne repartent pas avec un album dédicacés, mais ils prennent des photos. C’est une autre forme de cadeau.

 

 

Frank Pe - Fresque - fete de la BD Andenne 2006

 

 

Puis, avec le Spirou et les différentes choses qui vont sortir, on verra bien. Mais j’essaie toujours de trouver des formules alternatives aux dédicaces pour pas m’embêter à dessiner tout le temps la même chose devant une file de trente personnes qui s’embêtent elles aussi. C’est beaucoup d’énergie perdue. Alors que sur le même temps, je pourrais avancer dans mes planches et sortir des bouquins dont tout le monde profiterait.

(Suite et fin dans la deuxième partie)

Frank Pé ou les passions d’un Fauve, exposition dès ce 22 mars au Centre Belge de la Bande Dessinée de Bruxelles (Ouvert tous les jours de 10 à 18 heures)

 

Propos recueillis par Alexis Seny



Publié le 21/03/2016.


Source : Bd-best

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