Regards croisés de Lambil, Renaud Collin et Denis Bodart sur les Tuniques Bleues
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Regards croisés de Lambil, Renaud Collin et Denis Bodart sur les Tuniques Bleues

Autre événement de la rentrée, les Tuniques Bleues fêtent leur soixantième album et c’est tout un petit monde de la BD qui a soufflé les bougies avec Raoul Cauvin et Willy Lambil avec un album collectif d’histoires courtes (nous vous en avions montré de large extraits, cet été). La fête de la BD d’Andenne nous a permis de rencontrer les Namurois de l’étape: Willy Lambil, Renaud Collin et Denis Bodart. Regards croisés, en commençant par celui du dessinateur qui, depuis la fin du quatrième tome, a pris avec brio la relève du regretté Salverius.

Willy, un soixantième album (un cinquante-cinquième pour vous), ça fait beaucoup, non? Mais ce « Carte blanche pour un bleu » nous ramène à nos beaux souvenirs. C’était voulu, non?

Et pourtant! Cet album, il n’était pas nécessairement destiné à être le soixantième. J’avais deux scénarios à disposition, j’ai choisi de faire l’autre en premier. J’avance album par album. Je ne pouvais pas m’imaginer que cet album 60 et nos personnages allaient être célébrés. D’ailleurs, je suis plutôt réfractaire à ce genre d’hommage, c’est gênant, ça fait « posthume ».

Nous en parlerons plus tard, mais restons sur ce soixantième album. Êtes-vous toujours surpris par les scénarios de Cauvin?

Je n’ai aucune opinion. Après plus de quarante ans dans cet univers, j’essaie surtout d’en faire quelque chose. À chaque fois que je lis un scénario, je vois les difficultés qui s’amènent, aïe aïe aïe. Ici, il y avait notamment cette grande page avec le train.

 

 

 

© Cauvin/Lambil chez Dupuis

 

 

© Cauvin/Lambil chez Dupuis

 

À force, vous êtes-vous identifié à un de vos héros?

J’hésite toujours. Mais je dirais Blutch, comme lui j’ai obtenu le rôle de caporal à l’armée. Mes personnages, je connais leurs réactions. Mais, je ne les crée pas moi-même, je les dessine. Celui qui invente leurs réactions verbales et physiques, c’est Cauvin. Moi, je ne me pose pas tellement de questions. Je résous mes problèmes et ce n’est déjà pas mal.  Je ne triche jamais. Je veille à la lisibilité mais je n’évite pas les problèmes. Je reviens à cette satané locomotive, je dois pouvoir la dessiner. Mais il est important pour moi de rester honnête. Envers moi-même, d’abord, pour l’être aussi avec le lecteur.

Dans ce tome 60, il y avait beaucoup d’images, Chesterfield est baladé en chaise-roulante. Il m’a fallu trouver des angles différents. En général je procède planche par planche. Je mets les choses au point, je perfectionne ma documentation, je relis le scénario. Je fais le découpage des 44 planches mais je vous préviens: il n’y a que moi pour m’y retrouver.

 

 

 

© Cauvin/Lambil chez Dupuis

 

 

© Cauvin/Lambil chez Dupuis

 

On se retrouve, ici, à Andenne, j’imagine que des dédicaces, vous en avez fait un paquet?

À Andenne, ça doit être la dixième fois que je viens. Pour ma première participation, je me souviens d’une expo très réussie à l’hôtel de ville, avec pas mal d’amis.

Après, je ne suis pas un fan de dédicaces. C’est stressant et je me sens obligé de tenir compte de l’attente des gens. J’ai l’impression que ça s’énerve dans la file… et je le comprendrais… je m’énerverais aussi (il sourit).

Certains bédéphiles et chasseurs de dédicaces n’ont-ils pas déjà fini à votre porte?

Si, je les ai mis dehors…

 

 

 

lambil-tuniques-bleues

 

 

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© Dupuis

 

Viviane (sa femme) intervient: Non, mais certains sont parfois restés sans rien dire dans ton bureau.

Lambil reprend: Je leur ai expliqué qu’il y avait des moments dédiés aux dédicaces et que, chez moi, il me dérangeait.

D’autres n’ont pas toujours été bienveillants à l’égard de vous et vos héros.

Oh, oui, il y en a eu. Dernièrement, un auteur de premier plan qui m’a dit que j’aurais dû arrêter depuis longtemps. Il y a aussi eu cet Américain à qui j’avais dit que je dessinais une série sur la guerre de Sécession. Il m’a interdit de continuer, il ne pouvait pas concevoir que des européens parle de l’Histoire américaine. À une certaine époque, certaines épouses des pontes de Dupuis sont venues me demander d’arrêter, ça ne leur plaisait pas. Oui, quand je dois évoquer des anecdotes, il y en a beaucoup de négatives. Il ne me viendrait pas à l’idée de déblatérer quelqu’un, il n’y a pas de raison de décourager quelqu’un, d’autant plus quand il y croit, qu’il y met le coeur. Par contre, j’aime bien reconnaître ce que je dois aux autres. Jijé, par exemple, il était surpris que je le lui dise.

Après, grâce aux Tuniques, j’ai serré la main de Chirac mais aussi de Chaban-Delmas. Puis, il y a eu Philippe, avant qu’il ne devienne roi. Je ne répéterai pas ce qu’il a dit aux autorités sambrevilloises, mais il trouvait qu’il fallait montrer que la commune abritait le dessinateur des Tuniques Bleues. C’est ainsi que des panneaux ont été installés.

 

 

 

© Lambil

 

 

© Lambil

 

Puis, j’ai aussi fait de beaux voyages. Nouméa, en Nouvelle-Calédonie, reste le plus incroyable, j’y avais été reçu avec Loisel, Chéret et Mitton. Bon, les Tuniques Bleues ne sont pas les bienvenues en Amérique, mais elles auront eu le mérite d’avoir été à Nouméa. Puis, d’avoir été traduites en Anglais, en Allemand, en Espagnol, en Scandinavie, en Indien, en Indonésien… En Flamand aussi, la série est fort plébiscitée au nord du pays.

N’avez-vous jamais eu envie de lancer une nouvelle série? De changer d’air?

Je l’ai fait, quand j’étais jeune, avant Les Tuniques Bleues. Quand bien même, oublions mon âge, je serais jeune, je n’arriverais jamais à 60 albums avec une nouvelle série. Deux, trois, tout au plus. Ce n’est plus la mode des longues séries. Les séries en cours aussi longue que Les Tuniques Bleues sont rares. Lorsque nous disparaîtrons, Cauvin et moi, je donne pas un an avant que nos héros soient oubliés.

Façon de parler?

Pas tant que ça. Un bon jour, ça s’arrêtera. Fut un temps, il n’y avait même pas d’album de BD, je trépignais d’impatience à l’idée d’être le jour de parution de Spirou. Pour les nouvelles générations, tout se passe sur internet, sur les tablettes. Je pense que la BD ne les intéressera plus qu’il y aura d’autres formes d’art. Regardez ma petite-fille, à 14 ans, sans tablette, elle est perdue.

Mais, ça ne sert à rien d’avoir des regrets. Nostalgique, oui, je le suis dans ce que je relis. Je continue d’adorer le travail d’un Dodier, par exemple. Mais dans le Spirou, il y a des choses que je n’aime plus.

 

 

 

© Cauvin/Lambil chez Dupuis

 

 

© Cauvin/Lambil chez Dupuis

 

On vous a déjà proposé une intégrale?

Je ne suis pas pour les intégrales. En tout cas, les miennes. J’ai l’impression qu’elles sont réservées aux gens qui sont morts ou qui ne produisent plus. Tant que des albums des Tuniques Bleues sortiront – j’ai attaqué le tome 61 mais je ne peux rien en dire, j’en dirais trop – et que je les signerai, je ne veux pas entendre parler d’intégrale.

Alors cet album de « célébration » regroupant plusieurs auteurs bien connus?

C’est vrai que j’en connais certains, même si je ne les situe pas toujours. Bon, il y a Denis Bodart, Blutch qui ne pouvait qu’être de cet album vu qu’il porte le nom d’un des deux héros… À Bruxelles, lors de la présentation de l’expo, j’ai pas mal parlé avec le groupe. J’étais un peu sceptique à l’idée d’une reprise. Dans mon cas, J’aime reconnaître ce que je dois aux autres. Comme Jijé, il avait été surpris quand je lui avais dit toute mon admiration.

Mais, j’ai feuilleté, regardé les dessins, c’est vraiment pas mal. Il y a beaucoup de difficultés à reprendre des personnages, heureusement, ils ne sont pas tombés dans le mimétisme et l’imitation. Je me demande s’ils se sont tous amusés?

Le mieux est encore de leur poser la question.

 

Renaud Collin et Denis Bodart s’y sont collés!

Ainsi, Renaud Collin, déjà repreneur des Minions en BD (deux petits tomes et puis s’en vont mais pour nous réserver le meilleur, avec un projet personnel et un Spirou à l’époque « Expo 58 » avec Vincent Zabus), s’y est collé pour donner vie à Chesterfield et Blutch dans univers impitoyable.

 

 

 

(c) Dupuis/ Collin

 

 

 

Renaud, les Tuniques Bleues furent-elles des compagnes d’enfance?

Les Tuniques Bleues, ce sont des bons souvenirs de lecture. À l’époque, je jouais avec des Playmobil sudistes et nordistes. Je refaisais la guerre de Sécession. Quand je suis tombé sur la série de Raoul Cauvin et Willy Lambil, j’étais convaincu qu’il s’agissait d’un produit dérivé. Je ne les ai pas tous lus mais j’en ai lu beaucoup!

Qu’est-ce que vous aimiez dans ces albums?

La mise en scène, les batailles, le côté fresque qui se retrouvait dans certaines scènes. Il y avait de l’action, de l’aventure, un duo comique, mais l’ensemble ne manquait pas de profondeur, non plus, et intégrait des faits historiques. C’est je crois la clé du succès auprès de toutes les générations. En lisant, on apprenait.

Du coup, au moment de reprendre ces personnages pour une histoire courte, vous vous êtes attelés à trouver une vraie histoire?

Oui, j’ai été cherché ça, j’ai répété le processus. Mais, il me fallait un fait que Lambil et Cauvin n’avaient pas traité. Puis, je voulais parler des Indiens, et je suis tombé sur la déportation des Navajos. Durant la courte période qu’a duré la guerre de Sécession, la conquête de l’Ouest connaissait un nouvel essor. Et la réserve que j’évoque a été la première expérimentée avec des Navajos. Ce fut un fiasco total, l’endroit était impropre à la vie, la rivière était polluée. Les Indiens sont morts de malnutrition, de maladies…

 

 

 

© Collin chez Dupuis

 

 

© Collin chez Dupuis

 

Ça demande beaucoup de documentation, non?

Oui, mais je n’ai pas hésité. C’était la première fois que je réalisais le scénario moi-même, je devais être à la hauteur. Et j’ai pris presque autant de temps pour la documentation que pour l’histoire. J’ai lu une petite dizaine de livres, retenu beaucoup de choses inutiles pour mon histoire. J’avais beaucoup trop d’infos, j’ai dû faire une sélection, je dirais même tout oublier pour recréer.

Au niveau du graphisme, j’ai repris les albums, tout y est totalement digéré et déjà stylisé. J’ai repris les visuels des uniformes tels que les avais conçus Lambil.

Que percevez-vous dans son art?

C’est un grand dessinateur, un virtuose qui passe inaperçu par rapport à d’autres. Il a un savoir-faire, il reste hyper-clair dans son dessin, dans les expressions, les attitudes de ses personnages. Pas besoin de lire les bulles, on comprend.

 

 

(c) Dupuis/ Collin

 

(c) Dupuis/ Collin

 

On le voit dans cet album, finalement chaque auteur a sa vision du duo Blutch-Chesterfield.

Oui, ici, ils ne sont pas les mêmes que dans la série originelle. Je ne me sens pas capable d’écrire des gags comme Cauvin. Chesterfield apparaît ici comme déçu par l’armée, par l’autorité et ce qu’on lui demande d’exécuter. Blutch, lui, est plus effacé. Tous deux sortent d’une bataille, Chesterfield est couvert de plaies. Le ton est morose, je voulais montrer la dureté.

Le trop rare Denis Bodart (mais qui nous a promis d’énormes et surprenants projets à venir) est aussi de mèche avec ce projet collectif pour proposer, dans un style plus réaliste un prolongement de l’esprit entretenu par Cauvin et Lambil.

 

 

 

(c) Denis Bodart - Une révision de la quatrième de couverture.

 

 

(c) Denis Bodart – Une révision de la quatrième de couverture.

 

Quand on vous a proposé de participer à cet album, quelle a été votre réaction?

Je n’ai pas traîné à m’y mettre. Je lisais ça quand j’étais gamin. Avec le scénario de Thierry Gloris, j’ai essayé de rester proche de ce qui fait le coeur de la série: les champs de bataille, la joute verbale entre les deux héros. Je me suis fait plaisir, je voulais que cette histoire courte soit comme un vrai épisode. Et pour en terminer les huit planches, j’ai pris trois mois et demi.

 

 

 

(c) Denis Bodart

 

 

(c) Denis Bodart

 

Mais encore fallait-il un prétexte, non?

Oui, et Thierry Gloris l’a trouvé en attirant mon attention sur les sharpshooter, ces tireurs d’élite qui apparaissaient dans les premières secondes de Nord et sud, que je n’avais pas vu. Je ne connaissais pas l’existence de ces snipers. Après, il a fallu que j’adapte le scénario à mon dessin, notamment au niveau du nombre des cases. Il faut modérer ses ardeurs, je connais mes limites.

 

 

 

(c) Denis Bodart

 



© Bodart chez Dupuis

 

Qu’est-ce qui fonctionne si bien dans les Tuniques Bleues, pour qu’elles aient tenu sur soixante albums et marqué autant de générations?

Je pense que la complicité de Raoul Cauvin et Willy Lambil y sont pour beaucoup. Sur papier, j’entends. Dans le dessin de Lambil, on ne perd aucune nuance de l’écrit. Toutes les intentions sont là, jamais perdues. Tout est en phase.

 

Propos recueillis par Alexis Seny



Publié le 25/11/2016.


Source : Bd-best

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