Flore Balthazar, héritière des Louves : « En tant qu’autrice, c’est important d’affirmer notre version des choses là où on continue encore beaucoup de parler à notre place »
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Flore Balthazar, héritière des Louves : « En tant qu’autrice, c’est important d’affirmer notre version des choses là où on continue encore beaucoup de parler à notre place »

Il y a un petit air de Reggiani qui nous parcourt l’esprit au moment d’ouvrir le nouvel album de Flore Balthazar. Seule aux commandes, la jeune autrice s’est plongée dans ses souvenirs de famille pour retourner dans sa ville, La Louvière, au moment de la Seconde Guerre Mondiale. Et notamment via ce que lui en a raconté sa grand-tante Marcelle. Des souvenirs finalement peut-être pas si douloureux que ce qu’on aurait pu le penser. La famille Balthazar, au-delà des privations, n’a pas eu à faire face à des drames trop insurmontables. Ce qui rend finalement le récit peut-être plus léger mais pas moins intéressant, loin s’en faut. D’autant que c’est la vie de femmes comme les autres que Flore suit à la trace et au crayon. Interview.

 

 

 

 

 

 

© Flore Balthazar chez Dupuis

 

Bonjour Flore. Alors, ça y est, vous avez franchi le pas du scénario aussi. Du moins sur un album d’aussi longue haleine.

Je n’avais pas le choix. Cette histoire, personne d’autre que moi ne pouvait la raconter. Alors, oui, en effet, j’avais déjà scénarisé des histoires dans le Journal de Spirou mais ce n’était jamais plus qu’une dizaine de planches. J’ai eu un peu peur, 184 planches, ça revient à faire un saut quantique.

 

 

 

 

© Flore Balthazar chez Dupuis

 

Chaque bouquin est un défi en soi: les décors, ceci et cela. Sur mon dessin, je n’ai pas toujours été sûre de moi, je ne voulais pas exagérer. Quant au scénario, c’était un saut dans le vide.

Cette histoire, c’était le meilleur moyen de le franchir, alors ?

Disons que c’était latent, au fond de moi, ça faisait partie de mon éducation. C’est l’histoire de Marcelle qu’on tannait pour qu’elle la raconte. On était fascinés.

Mais, dans certaines familles, le devoir de mémoire n’est pas si évident, il y a des silences, des tabous. Ce n’était pas le cas ici ?

Non, José-Louis Bocquet, mon éditeur, était intéressé par les histoires que véhiculait ma famille. Celle d’André Balthazar, mon grand-oncle, qui avait créé la maison d’édition Daily-bul dans les années 50.  José-Louis me tannait. Moi, ça ne me parlait pas des masses. Par contre, s’il y avait une histoire à raconter sur ma famille, c’était celle que j’apprenais entre mes 15 et 20 ans. Cette histoire de famille pendant la guerre, avec des bonnes femmes.

 

 

 

 

© Flore Balthazar chez Dupuis

 

Adolescente, ma grand-tante m’a pas mal éduqué, j’allais chez elle après les cours. Au fil des anecdotes, j’ai compris que les années de guerre ont aussi pu être joyeuses. Même s’il y avait des bombardements, même si certains prisonniers étaient emmenés loin. Il y avait une envie de s’amuser, de vivre. Sans doute n’y a-t-il pas eu de tabou parce que l’issue a été favorable pour notre famille, que tous ont échappé à la mort. Les tabous étaient sur d’autres sujets. Mais dans le quotidien de la guerre, il n’y a pas eu de grande catastrophe. Ce n’était pas la Grande Évasion tous les jours. Il n’y avait pas de moto, de toute façon. Non, l’enjeu, c’était par exemple de trouver des patates au jour le jour.

Alors vous commencez votre album par une phrase de Steinbeck.

C’est mon roman fétiche. John Steinbeck, c’est mon écrivain préféré, parce qu’il arrive à amener un côté « quotidien » dans son oeuvre. Rue de la sardine, Tendre jeudi, ce ne sont pas des grandes épopées mais ça touche.

Et cette citation qui, à l’heure où on sent souvent le besoin de la bande dessinée et de ses lecteurs à trancher entre la fiction et le réel, dit que ce n’est pas parce que ce n’est pas arrivé que ça ne peut pas être vrai.

Clairement. Globalement, tout ce qui est arrivé à ma famille est vrai. J’ai oeuvré avec respect, j’ai pris acte des remarques de ma grand-tante, je ne voulais surtout pas la gêner.

Par contre, Marguerite Bervoets, elle n’était pas de La Louvière mais de Tournai. Mais, globalement, les grandes étapes restent les mêmes, classiques. J’ai essayé d’en faire un archétype, une synthèse emblématique des femmes en résistance qui souvent s’occupaient de tâches comme la distribution, la logistique. Forcément, on fait moins attention à la petite-fille qui a l’air inoffensive qu’au grand malabar.

 

 

 

 

© Flore Balthazar chez Dupuis

 

Puis, il y avait la résistance passive, les gens qui étaient obligés de travailler dans la production de charbon. Dès qu’ils le pouvaient, ils tiraient au flanc. Le but pour moi, c’était d’arriver à rappeler les enjeux, c’est bien beau d’écrire une oeuvre, mais je ne pouvais pas ignorer que si on était chopé, ça ne rigolait pas. Il y eut des moments d’occupation plus rigide.

Tout ça me donnait l’espace pour des choses plus intimes: l’avortement, le fait que certaines couchaient avec des Anglais parce que ces temps troublés incitaient à vivre dans l’instant. Certaines femmes faisaient des choses qu’en tant que femmes bien élevées, elles n’auraient jamais faites s’il n’y avait pas eu la crainte de la mort.

 

 

 

 

© Flore Balthazar chez Dupuis

 

J’ai mis la fiction et la réalité côte à côte pour que les deux axes s’entremêlent et se répondent, dans l’idée de faire un catalogue de ce que les femmes pouvaient faire à l’époque: de celle qui tombe sous le charme d’un Allemand à celle qui reste sage et s’occupe de sa famille… La voix des femmes a un intérêt pour moi, ce n’est pas ce qu’on a forcément beaucoup raconté… ou que les hommes racontaient à leur place. En tant qu’autrice, c’est important de donner, d’affirmer notre version des choses, là où on continue encore beaucoup de parler à notre place. Puis, c’est graphiquement plus facile, plus naturel de se diriger vers des personnages qui nous ressemblent.

Alors, avec Les Louves, vous nous emmenez aussi en balade.

C’était la réalité de cette région, campagnarde. Au bout de la rue, on se retrouvait très vite à la campagne.

 

 

 

 

© Flore Balthazar chez Dupuis

 

La Louvière porte-t-elle encore des stigmates de la guerre.

Dans mon enfance, je vivais à un coin de rue du lieu de l’action. Il y avait encore un bout de terrain vague, un trou d’obus. Dans une des maisons familiales, au grenier, caché, on décelait deux types de briques différentes, celle d’avant-guerre et celle d’après-guerre. On devinait qu’il y avait eu reconstruction. Il faut dire que La Louvière était visée par les Américains qui voulaient atteindre un centre industriel proche. Les Louviérois leur en voulaient un petit peu. À raison: ils visaient très mal ; leur précision de bombardement équivalait à un rayon de 100 km. C’était le tapis, et si la cible était dans le tapis, tant mieux.

Paradoxal, non, qu’ils soient du coup accueillis comme des héros ?

Il y avait un rapport ambivalent. S’ils étaient vus comme des héros, ils étaient aussi des extra-terrestres, grands, bien nourris – plus que ceux qui étaient en guerre depuis des années là où les Américains « n’essuieraient » le feu nazi que durant quelques mois – pas totalement humains. « C’est nin des d’gins » comme nos grands-parents disaient.

 

 

 

 

© Archives de la Ville et du CPAS de La Louvière

 

Les Anglais, pour le coup, nous ressemblaient plus, ils mangeaient mal depuis cinq ans. Bon, après, les gens étaient quand même admiratifs, très américanophiles. Mais ils venaient d’on ne sait où.

Tous, quelle que soit leur nationalité, sont à plusieurs moments du livre, représentés comme des loups.

À part les Nazis qui ont les yeux rouges, c’était une manière de les mettre tous à nu. Si ce n’est que certains boivent du thé, que d’autres râlaient… (elle rit).

Et Les Louves ?

Évident quand on parle de La Louvière, mais aussi parce que mon arrière-grand-mère était une mère-louve, repliée sur sa base. Puis, pendant la guerre, difficile de ne pas faire le rapprochement avec les animaux: la quête de nourriture, d’un abri… Les mecs belges ont bien tenté de protéger tout ça, mais ils ont tenu quatorze jours, disons que les Pantzers étaient plus motivés.

 

 

 

 

© Flore Balthazar chez Dupuis

 

Si on parle des occupants, vous faites bien la distinction entre Nazis et Allemands…

Le contre-maître auquel mon arrière-grand-père a eu affaire au stalag était un peu « syndicaliste », par exemple, il défendait les droits des ouvriers, quelle que soit leur provenance.

Il y a ce « ils sont comme nous », aussi.

Oui, certains étaient très endoctrinés, des idéologues forcenés. D’autres étaient contents que l’Allemagne gagne parce que c’était leur pays. D’autres encore ont eu une adhésion forcée aux valeurs nazies, des jeunes avaient été éduqués là-dedans. Un gars de 18 ans en 1940 avait ainsi déjà  baigné dans le nazisme durant sept ans. À l’échelle de sa vie, c’était beaucoup. Sans compter, les faits de groupe, les obligations. Des choses qui, au départ, n’étaient pas forcément désagréables.

 

 

 

 

© Flore Balthazar chez Dupuis

 

Cette figure du père, un peu défaitiste. Pas forcément réconfortante, si ?

Il avait été vaincu très vite, au bout de 18 jours. Mon arrière-grand-père était quelqu’un de très bien, très caustique mais pas méchant. Puis, s’il faisait une remarque, les ados se vexaient vite, vous savez. Il y avait autre chose : revenir après deux ans de captivité au Stalag, même s’il était plutôt bien traité, c’était aussi avoir à affronter un monde avait changé, les filles fréquentaient les garçons. Ah, ses précieuses filles.

Sinon, il avait une idée dépassée du fair-play, du combat en uniforme et face-à-face.

Et quand vient la fin de la guerre, les comptes se règlent.

Oui, avec dénonciation, tonte des femmes ayant couché avec des soldats allemands. C’était dégueulasse.

 

 

 

 

© Flore Balthazar chez Dupuis

 

Il faut dire aussi que les Français, les Belges avaient vu leur honneur viril bafoué. Alors, il y avait sans doute là quelque chose d’un réflexe, d’une réaction virilise, de réappropriation du corps de la femme. « Non, vous ne faites pas ce que vous voulez de votre corps. »

Alors que, dans les faits, qu’on couche avec un allemand ou pas, ça ne changeait pas grand-chose, tout juste étaient-ils tous les deux un peu plus détendus, peut-être. (elle rit) Parfois, c’était encore pire que ça, avec des représailles pour des commerçantes qui avaient juste eu le malheur d’être aimables avec l’occupant.

La documentation, où l’avez-vous trouvée ?

J’avais déjà pas mal de documentation familiale, j’ai aussi été rechercher un album photo de La Louvière. Mais, il y a un stade où il faut savoir laisser les choses de côté, se laisser porter. Je ne cherche pas à être précise au numéro près dans une rue.

 

 

 

 

© Flore Balthazar chez Dupuis

 

Et si de La Louvière, je connaissais bien le quartier de ma jeunesse, je ne l’ai pas non plus reconstitué de mémoire, je me suis servi de pas mal de photos. Parfois, on cherche comment représenter un détail, un petit truc flou, ou sous un autre angle… On est bien obligé de bidouiller. D’ailleurs, en discutant avec Thierry Deplancq, l’archiviste qui a rédigé la préface, j’ai vite compris que la gare que j’avais représentée comme celle de La Louvière le chipotait. « Tu es sûre que c’est celle de La Louvière? » Bien sûr que non. Si l’extérieur correspondait, l’intérieur, les quais n’étaient pas documentés. Alors du coup, j’ai fait ceux que je connaissais le mieux, ceux de… Schaerbeek. Je ne suis pas une historienne, je ne vais pas mettre des panneaux dans les cases : « Désolé, je n’ai pas trouvé de photo ».

Puis, il y a cette séquence qui dure presque vingt planches, le gros bombardement. Le rythme s’intensifie.

 

 

 

 

© Flore Balthazar chez Dupuis

 

Quand un obus vous tombait sur le coin de la tête, ça ne rigolait pas. Ce sont des choses qui marquaient, écrites dans les souvenirs de Jacques ou Yvette, dans les archives de Tantelle. Ce genre de chose dont on réchappait avec du bol, en se posant la question de si, en cas d’alerte bombardement, il valait mieux aller dans le jardin ou à la cave. Le jour où il a fallu décider, ils ont choisi la cave. La bombe est tombée dans le jardin ! Il n’y a pas de raison à ça, sinon le coup de bol. Qui a contribué à ce que notre famille n’ait pas été touchée par la tragédie.

D’autres n’ont pas eu cette chance comme le montre l’image la plus gore (et la seule ?) de tout cet album : un malheureux facteur décapité ?

C’est véridique, on l’a vraiment retrouvé dans cet état ce pauvre facteur.

 

 

 

 

© Flore Balthazar chez Dupuis

 

Si on reste à La Louvière mais qu’on prend un aller pour 2018, on peut vous retrouver au Centre Daily Bul & co pour une exposition, jusqu’au 15 avril.

Oui, le public peut y découvrir des planches mais aussi des recherches, les documents dont je me suis servie. Le making-of, quoi !

 

 

 

 

© Clichés Marcelle Balthazar

 

Puis, il y a donc cet album qui arrive chez Aire Libre, collection ô combien estimée qui fête ces trente ans.

Oui, et j’ai un certain nombre de coups de coeur dans cette collection. Le Zoo de Philippe Bonifay et Frank Pé, les albums d’Hausman, Will. Puis Blain, Le réducteur de vitesse ! Quand on m’a annoncé que j’allais intégrer la collection, j’ai été un peu gênée. Oh mon dieu ! Au final, c’est un petit Aire Libre dans le format, donc ça va. Mais, c’est vrai, que du beau monde dans cette collection.

La suite, alors ?

On a un nouveau projet avec Jean-Luc Cornette mais ce n’est pas tout à fait lancé. Puis, bon, je ne suis pas rapide. À long terme, je me dis que je me remettrais bien à scénariser un autre album.

On parle beaucoup désormais, et heureusement, des femmes dans le monde de la BD, mais êtes-vous des auteures ou des autrices ? Je me suis laissé dire que vous sauriez m’aider à trancher.

Chacune décide. Moi, pour le coup, je me suis tourné vers « autrice ». C’est le mot historique, « aimablement » viré par l’Académie Française et ses représentants masculinistes.

Auteure, c’est plus un néologisme, s’il démasculinise le terme, il n’est pas logique pour autant.

 

 

 

 

© Flore Balthazar chez Dupuis

 

Au-delà de ça, j’utilise également l’écriture inclusive. Ça reste une proposition, une recommandation, dans un langage de tous les jours qui reste très genré. Même si l’Anglais est plus pratique pour ça, c’est important pour moi. Une langue et la manière de l’écrire, ça change la pensée, ça occulte ou empêche d’occulter. On oublie facilement quand on parle du mouvement ouvrier des années 50 que s’il y avait des hommes dans ses rangs, il y avait aussi des ouvrières. Et si on parle d’un mouvement des ouvriers mais aussi des ouvrières, cela donne une autre signification aux choses.

 

Propos recueillis par Alexis Seny

 

Titre : Les Louves

Récit complet

Scénario, dessin et couleurs : Flore Balthazar

Genre : Guerre, Drame, Chronique familiale

Éditeur : Dupuis

Collection : Aire Libre

Nbre de pages : 200

Prix : 18€



Publié le 15/03/2018.


Source : Bd-best

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