Interview de Matz et Jacamon
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Interview de Matz et Jacamon

 

Rencontre avec les créateurs du Tueur

                 

A l'occasion de la sortie de l'excellent album Le commun des mortels (Le Tueur), le scénariste Matz et le dessinateur Luc Jacamon m'ont accordé une interview exclusive. Le commun des mortels raconte comment le tueur se fait piéger par des commanditaires trop gourmands. Une histoire pleine de surprises et de suspense où ce personnage fascinant se voit obligé de conclure un arrangement avec les autorités. Au risque de se découvrir et de devenir à son tour une cible...

 

Marc Bauloye: Le tueur fascine et effraie par sa pensée nihiliste. Comment est née l’idée de raconter la vie d’un personnage dont le métier est de tuer ?

Matz: L’idée était de faire naître un contraste entre les actions et les pensées du personnage. Physiquement, il s'agit d'un type banal. Comme j’imagine doit être un vrai tueur. Un homme qu’on ne remarque pas, qui n’attire pas l’attention. Pas un playboy. Quelqu’un qui se fond dans la masse, qui vit parmi nous. Je joue sur le très fort contraste entre son activité et ce qu’il pense du monde, son discours qui refuse obstinément l’hypocrisie et les compromis. Après, il fallait nourrir les plages de calme et de silence par des monologues intérieurs à la fois intéressants et amusants, qui donnent à penser et à s’interroger. Et puis des contractions violentes, des accalmies. Un dosage subtil qui a pour but de secouer le lecteur et de le prendre au dépourvu en essayant de le tenir en haleine.

 

MB: Avant de vous lancer, avez-vous cherché s’il existait en littérature, au cinéma, dans la BD ou dans la réalité un tueur comme celui que vous aviez imaginé ?

 

M: Je pense qu’on n’invente jamais vraiment quoi que ce soit, mais que la valeur artistique vient de la personnalité, de la façon dont on fait les choses. Je n’ai pas trouvé de tueur qui ressemble exactement au mien, parce que pour moi le centre de l’histoire n’est pas qu’il soit tueur. Ce qui compte, c’est ce qu’il pense, sa vision du monde, l’idée selon laquelle il n’a de leçons à recevoir de personne. Ce n’est pas une BD d’action. Le coeur de l’histoire, c’est la conscience, une interrogation sur le monde, sur le genre humain. Et cet homme-là est le vecteur de cette interrogation, le révélateur du monde, en quelque sorte. On peut trouver des bribes de choses qui m’ont marquées, comme Le Samouraï de Melville, avec ce tueur silencieux, désespérément silencieux, et magnifique dans son sacrifice final. Il y a un film de John Flynn, Best Seller, qui est assez intéressant du point de vue du tueur incarné par James Woods. Il y a aussi du Thompson, pour la vision du monde, sans se rattacher à un personnage en particulier, mais plutôt sur le propos noir et sans illusions relatif à la nature humaine…

 

MB: Chaque album présente un éclairage différent des activités du tueur. Où trouvez-vous l’inspiration pour vos intrigues ?

M: Je me creuse les méninges, mais je ne veux pas que les intrigues prennent le pas sur la personnalité du tueur. C’est toujours le tueur face à un problème spécifique, avec ses analyses et ses réactions. C’est, je pense, ce qui le différencie d’une série B. Non pas que je n’aime pas certaines séries B, mais la volonté d’arriver à une certaine profondeur dans la façon dont les choses fonctionnent contribue à faire de la série une expérience atypique.

 

MB: A ses débuts, le tueur tente de se suicider, puis, il fonde une famille et se fait des amis. Parlez-nous de l’évolution du personnage.

 

M: Vous l’avez résumée ! D’un personnage solitaire et misanthrope, le Tueur amorce une lente évolution. Il noue des liens avec les gens et le monde. Il se laisse aller à des sympathies et des attachements, mais il est fidèle à lui-même, sans illusions, sans oeillères d’aucune sorte, méfiant et fiable à la fois. C’est un personnage complexe, et c’est, je crois, ce qui contribue à faire de lui quelqu'un à la fois intéressant, crédible et attachant, en dépit de ce qu’il fait et de ce qu’il pense. Il n’est pas en un seul morceau. Il se pose des tas de questions. Il s’interroge sur le monde dans lequel nous vivons et nos congénères. Le fait qu’il soit un tueur professionnel donne un peu plus de saveur à ses pensées, mais au fond, de ce point de vue, c’est un vrai être humain.

 

MB: On a vu le tueur hésitant à exécuter une religieuse. Aurait-il tout à coup des problèmes de conscience ?

M: Je ne suis pas tout à fait sûr que ce soient des problèmes de conscience. Je crois qu’à cet instant-là, le Tueur sent instinctivement qu’il met le doigt dans un engrenage qui pourrait être très dangereux pour lui, et qu’il a intérêt à ouvrir l’oeil s’il ne veut pas devenir la victime de la machination dont il est l’instrument. Je crois que c’est juste de l’instinct de survie. La religieuse, qui n’a pas le profil des gens qu’il a l’habitude d’éliminer, l’aide à prendre conscience de ce qui se trame, mais je ne suis pas sûr que cela aille beaucoup plus loin.

 

MB: Le tueur passe un accord avec un fonctionnaire de la sûreté. Maintenant qu’il est connu des autorités, va-t-il devoir cesser ses activités ?

M: Certainement pas, sinon que lui resterait-il à faire, et à nous ? Cet album présente une petite originalité, dans la mesure où le Tueur ne tue personne. Le Tueur doit jouer serré pour sauver sa peau et passer à travers les mailles du filet. C’est tout l’objet de ce cycle.

 

MB: La série ne devait pas aller au-delà du tome 5. Pourquoi avoir décidé de continuer ?

M: Cela a fait l’objet de nombreuses discussions. Après 5 tomes, Luc Jacamon en avait un peu marre de dessiner le Tueur jour après jour, des années durant. C’était bien compréhensible. Moi, j’étais prêt à continuer, j’avais de quoi alimenter de nouvelles aventures. Et puis Luc, après s’être changé les idées avec Cyclopes, s’est rendu compte que le Tueur lui manquait un peu (ce sont des choses qui arrivent parfois avec les personnages qu’on crée: on finit par s’y habituer, et à bien les aimer), et on s’est remis au travail.

 

MB: Qu’en est-il du film consacré au tueur ?

M: De ce que je sais, le film est en cours d’écriture. C’est un processus assez lent, il faut être patient, et confiant.

 

 

MB: Qu’est-ce qui vous a poussé à accepter la partie graphique du tueur ?

Luc Jacamon: J'ai vite compris que j'avais là un scénario tout à fait original, à la fois dans la forme et dans le fond. La narration, essentiellement basée sur des textes en voix off, ne laissait pas augurer un exercice des plus faciles sur le plan graphique. Mais la qualité du scénario l'a emporté sur les doutes quant à la mise en image de cette histoire. Le challenge méritait assurément d'être relevé.

 

MB: Est-il difficile d’illustrer les longs monologues du personnage ?

LC: Le challenge dont j'ai parlé au départ s'est avéré finalement moins délicat lors de la réalisation de l'album. Car si vous partez du principe de ne pas systématiquement illustrer les propos du personnage dans chaque case avec voix off, ceci afin d'éviter trop d'effets de redondance, vous vous rendez compte que vous jouissez d'une certaine liberté quant aux attitudes du personnage que vous dessinez.

 

MB: Parlez-nous de l’évolution de votre graphisme sur cette série qui est votre première BD.

LC: J'avais une fâcheuse tendance à singer le style de certains auteurs au tout début, comme beaucoup de jeunes dessinateurs qui se cherchent. J'ai pris conscience assez vite de cela et me suis appliqué à définir un style plus personnel pour cette série du " Tueur". Quand vous débutez, vous devez absolument exister dans la multitude d'albums qui paraissent, et être le clone, souvent maladroit, de tel ou tel dessinateur n'aide pas... Les albums se sont ensuite enchaîné et ont impliqué une certaine rigueur dans la nécessité de garder un style homogène sur la longueur. Le style évolue naturellement et tout l'exercice consiste à maîtriser cela au fil des albums.

 

MB: Comment vous documentez-vous ? Faites-vous des repérages sur le lieu de l’action ?

LC: Je ne peux pas me permettre, la plupart du temps, d'aller sur les lieux de l'action, car, comme vous pouvez le constater, le tueur voyage beaucoup... Internet est évidemment un formidable vivier de documentation. Par ailleurs, Matz a pu me fournir des photos de Cuba pour ce 7ème album.

 

MB: Intervenez-vous dans le scénario ?

LC: Non, ma seule contribution se limite à des avis que je peux donner de temps en temps à la demande de Matz, en qui j'ai entière confiance d'une part, et à qui je laisse la plus grande liberté dans son travail d'autre part. La réciproque est vraie et nous garantit à tous les deux un réel épanouissement dans nos domaines de création respectifs.

 

MB: Quelles sont vos influences graphiques ?

LC: Elles sont certainement très diverses. Je vous disais auparavant que j'essayais d'avoir un style qui me soit propre et qui implique de ne plus être "prisonnier" de ces auteurs pour qui j'ai été et suis toujours admiratif. Si je vous cite Franquin, vous aurez sans doute du mal à y retrouver des similitudes... C'est pourtant lui qui m'a donné envie de faire de la BD. Sinon, la liste est trop longue, beaucoup de dessinateurs m'impressionnent, et dans tous les genres, ce ne serait donc pas forcément significatif de vous les citer.

 

MB: Vous souhaitiez arrêter la série par lassitude au tome 5. Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?

LC: J'ai effectivement eu besoin d'arrêter au tome 5 pour tenter l'aventure de " Cyclopes" afin d'avoir l'occasion de me renouveler un peu. La science fiction est un genre qui m'intéresse et il se trouve que cela avait l'avantage d'être très éloigné de l'univers du tueur... Cette "parenthèse" m'a permis de reprendre mon souffle, et la motivation de Matz a achevé de me convaincre quant à la reprise de la suite du"Tueur" pour lequel il a toujours des idées à exploiter. L'envie doit rester le moteur principal, sans cela point de salut.

 

MB: Comment avez-vous procédé pour définir le physique du tueur ?

LC: Nous sommes parti du principe que le tueur ne devait pas faire penser à un tueur. Qu'il soit une sorte de "monsieur tout le monde" . Je ne souhaitais pas non plus qu'il soit trop banal. Les traits du personnage, relativement anguleux, lui ont donné, selon moi, une certaine dureté et de ce fait, une forme de crédibilité quant à son activité.

 

MB: Quelle est l’importance de la couleur dans la conduite graphique du récit ?

LC: Elle est très importante pour moi, et je m'étonne d'ailleurs toujours que l'on puisse parler de manière distincte de couleur et de dessin. Il est vrai que certains dessinateurs ont recours à des coloristes. Cela n'est pas envisageable pour moi car le dessin et la couleur sont indissociables. Mon dessin sans la couleur ne se suffit pas à lui-même. C'est même sans doute une forme de faiblesse qui a nécessité que la couleur vienne en compensation et au bout du compte, contribue à l'expression d'un style personnel.

 

MB: Quels sont vos projets ?

LC: D'abord la poursuite de cette série pour laquelle j'ai encore de la motivation à revendre et puis peut-être un "one shot" toujours avec Matz. Rien n'est encore tout à fait défini pour le moment.

 

Propos recueillis par Marc Bauloye

 



Publié le 10/09/2009.


Source : Graphivore

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