Marion Duclos, sur la piste de l’exil espagnol : « Laisser mes intervenants discuter entre eux tout en faisant que le lecteur puisse, lui aussi, discuter avec eux »
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Marion Duclos, sur la piste de l’exil espagnol : « Laisser mes intervenants discuter entre eux tout en faisant que le lecteur puisse, lui aussi, discuter avec eux »

Elle est mignonne cette petite Vespa 400 pas franchement rapide mais utile à nous emmener sur les traces du passé. Dans un road-trip humain et attachant, Marion Duclos entraîne Ernesto, vieil Espagnol arrivé en France pour fuir le franquisme, dans une course contre-la-montre (mais pas trop pressée) et à la vie en quête du lien social et culturel d’Espagnols qui comme lui ont dû quitter le pays quand Franco est arrivé au pouvoir. Et forcément dans l’euphorie des retrouvailles, c’est aussi un passé dramatique, déracinant mais méconnu, qui se dévoile. Marion Duclos fait se délier les langues dans cette oeuvre généreuse et importante. En voiture pour une rencontre enrichissante.

Bonjour Marion, vous n’êtes pas une exilée espagnole, pourtant vous semblez tellement imprégnée de cette culture. Comment Ernesto est-il né ?

Quand j’étais enfant, la meilleure amie de ma maman était issue d’une famille d’exilés espagnols. Avec sa fille, nous nous entendions bien, et nous allions souvent voir son grand-père et sa grand-mère. Ceux-là que je finirais par appeler mes Yayo, Yaya sans savoir ce que cela pouvait signifier. Et forcément, je les entendais discuter, parfois s’engueuler même, avoir des conversations politiques. De quoi nourrir mes questions plus tard quand je m’intéresserais à l’ampleur de cet exil.

 

 

 

 

© Marion Duclos

 

Et cet album, il a fallu, même si vous avez réalisé d’autres albums et collaborations entre-temps, dix ans pour que vous l’aboutissiez.

J’ai dû prendre confiance en moi, avoir le souci de la justesse. Cet album, ce fut un gros travail d’enquête, des rencontres. Je ne voulais pas m’arrêter aux personnes que je connaissais. Et même si elles ne se rencontraient pas, je voulais les faire intervenir virtuellement, prendre le temps de la rencontre et savoir ce que j’allais raconter. Si ça allait être un livre d’histoire ou un livre dans lequel les gens racontent leur histoire ? Finalement, j’ai opté pour la deuxième solution sans oublier l’Histoire avec le dossier pédagogique en fin d’album. Mais il fallait apprendre à raconter, et comme je m’y suis mise sur le tard, il a fallu trouver le bon ton.

 

 

 

 

© Marion Duclos chez Casterman

 

Puis, la guerre d’Espagne est étrangement méconnue, même chez les gens cultivés. Comme bien d’autres, malheureusement, cela dit.

Des rencontres, il y en a eu beaucoup, j’imagine ?

Combien, je ne sais pas. D’autant plus que j’ai parfois créé certains personnages à base de plusieurs témoignages et certains témoignages transparaissent à travers plusieurs personnalités. Mais les témoignages sont bien réels, j’ai repris certaines phrases, certaines expressions texto.

 

 

 

 

© Marion Duclos

 

Mais n’est-ce pas difficile de faire parler ces personnes qui ne parlent parfois même pas de leur exil dans leur propre famille ?

Heureusement, j’étais parfois introduite notamment parce que dans mon cercle d’amies, il y a quelques petites-filles d’exilés espagnols à Bordeaux. Il y a eu des rencontres de fil en aiguille. Des rencontres au hasard, une discussion avec un inconnu dans le train qui se trouvait être lui aussi un émigré.

Si j’en suis arrivée à discuter ma légitimité ? Quelqu’un m’a bien demandé ce qu’une Française venait faire dans cette histoire ? (J’ai d’ailleurs opposé cette réflexion, mot pour mot, à Thomas, le Français de cette aventure) Je ne pouvais que répondre que si je ne pensais pas que cette aventure était importante, je n’aurais pas été vers lui. Que cela se fasse en BD ? peu importe le média, l’importance pour moi était d’en parler, et de bien le faire. Entre le moment où j’ai commencé et la parution de mon album, il doit y avoir eu une vingtaine de bouquins sur ce sujet, je me suis forcément demandé quel intérêt mon livre aurait.

 

 

 

 

© Marion Duclos

 

Parmi mes amis, beaucoup sont des descendants de cette vague d’Espagnols républicains qui ont été obligés de fuir leur pays. Plus je parlais, plus j’en découvrais que cette grand-mère au prénom pourtant pas hispanique était une Espagnole. J’ai eu envie de partager tout ça. Et oui, peut-être que le fait d’être extérieure m’a permis de libérer la parole.

D’autant plus que vous ne l’orientez pas. Une fois la vanne ouverte, vous dessinez cette scène de banquet où vos héros partent dans une véritable joute verbale, pas toujours d’accord entre eux.

Cette scène de dialogues fut très difficile à écrire. Il fallait que je parvienne à laisser les gens discuter entre eux tout en faisant que le lecteur puisse, lui aussi, discuter avec eux.

 

 

 

 

© Marion Duclos

 

Une adhésion rendue plus facile grâce à des phylactères conçus comme des petits nuages, plus léger ou plus opaque en fonction des moments.

C’est spontané mais j’en ai joué pour que leurs formes indiquent le ton, l’intention des mots. Qu’une certaine franchise soit induite et que certains nuages soient aussi plus doux, en effet.

Ce roman graphique, il fut compliqué à terminer?

Qu’il est compliqué de mettre un point final ! Surtout avec autant de matière. De tous les témoignages collectés, je dois avoir utilisé 20% au final, en devant évacuer certaines expériences fines et touchantes. C’est dur, mais je ne pouvais pas me permettre de faire une bande dessinée de 1480 pages. Ça aurait été indigeste.

 

 

 

 

© Marion Duclos

 

Qu’est-ce que votre trait a évolué depuis 2010 quand vous publiiez Ernesto en ligne sur Coconino.

Oui, vous avez trouvé ça ? (elle rigole) À l’époque, mon trait était complètement obsessionnel. Je recherchais la spontanéité à l’état pur. Cela ressemblait finalement à du storyboard. Mais ces planches mal faites, j’ai dû les refaire dix fois !

Dans la pratique, je changeais tout le temps d’outils. Le travail sur mon précédent album, Victor et Clint, m’a aidé à épurer mon trait. Mes discussions avec mes éditeurs, Vincent Henry chez la Boîte à Bulles et Christine Cam chez Casterman m’ont aidé aussi. Ils sont ouverts à la discussion ou à m’amener à tester des choses.

 

 

 

 

© Marion Duclos chez Casterman

 

Pour les couleurs, ce fut aussi laborieux, j’ai dû faire 4-5 versions.

Votre héros, Ernesto se fait une joie de repartir en Espagne, son pays. Pourtant, dans votre road-trip, il ne va pas quitter le territoire français.

En prenant le large, il va se rendre compte que ce qu’il cherchait ce n’était pas un pays, pas une terre, mais des gens avec qui partager son rêve humaniste. Il va retrouver ses pairs, ceux qui ont vécu le même exil et dans les souvenirs, on le voit même rajeunir.

 

 

 

 

© Marion Duclos

 

Outre l’aspect dessiné, dans un moment suspendu, vous faites se croiser deux poèmes, un de Rafael Alberti, l’autre de Manuel Azaña.

C’était évident, représentatif de l’état du personnage qui va se prendre les souvenirs en pleine face.

Finalement, cet exil nous ramène à un autre, celui connu par pas mal de « migrants » comme nos médias les ont appelés. Et rien n’a vraiment changé, même s’il n’y avait pas de réseaux sociaux à l’époque de leur exil, « vos » Espagnols ont souffert du regard sévère des Français.

C’est un éternel recommencement, je ne comprends pas. (silence). Pendant mon storyboard, je voyais l’actualité me rattraper. Bien sûr, il faut faire la part des choses, ne pas se laisser au rapprochement rapide de deux réalités mais oui, il y a éléments communs. Comment parler de ces événements, il y a 70 ans, sans les mettre en rapport avec ceux d’aujourd’hui. Finalement, ces Espagnols arrivés en France, malgré tous leurs malheurs, ont permis sans aucun doute à la France de s’enrichir culturellement. Alors qu’ils ont été si mal accueillis.

 

 

 

 

© Marion Duclos

 

Si mal accueillis mais, aujourd’hui, eux et leurs descendants sont toujours là en France. Ils ont continué à vivre et ont trouvé leur place en France, non ?

Ils ont continué à vivre… mais ils ont beaucoup perdu. Certains ont continué de faire vivre leurs convictions, de s’investir dans l’associatif, dans la politique, dans la vie culturelle française.

Cette BD du réel, qu’est-ce qui vous a amené vers elle ?

Pendant la gestation d’Ernesto, il y a plein de trucs que je me suis interdit de lire. Je voulais éviter les réminiscences. Dans les remerciements, je rends hommage au poète et écrivain toulousain Serge Pey dont Le trésor de la guerre d’Espagne m’a marqué. Ce sont des témoignages sous forme de nouvelles. C’est tellement beau.

 

 

 

 

Lors d’une lecture dessinée, Marion a mis en dessin des morceaux du Trésor de la Guerre d’Espagne de Serge Pey © Marion Duclos

 

En BD, il y a le travail de Rabaté et Prudhomme sur Vive la marée, je suis admirative de la justesse qu’ils sont parvenus à trouver. Après, il y a plein de gens que j’admire dans leur travail de retranscription. Un Riad Sattouf, c’est une évidence.

Ernesto vous a aussi permis de rencontrer des élèves de 14-16 ans, collégiens et lycéens du groupe scolaire Stendhal à Aiguillon. Comment cette rencontre s’est-elle passée ?

Le but était d’ouvrir la discussion au-delà des souvenirs de la guerre d’Espagne. Force est de constater que c’est difficile, voire impossible, pour ces enfants d’analyser cette tonne d’infos qui s’empilent. Finalement, ils digèrent peu de choses et ne reçoivent pas forcément les clés de lecture par les médias. Ainsi, dans leur classe, j’ai préféré dessiner les dialogues plutôt que de les écrire. Et au moment de montrer cette situation des Espagnols pris en étau entre les fascistes allemands et italiens, j’ai dessiné une croix gammée qui se transformait en avion.

 

 

 

 

Le dessin d’un élève.

 

Et là, un élève m’a demandé : « Mais vous n’avez pas le droit de dessiner des croix gammées ! » Ça montre à quel point ils sont emmêlés ses jeunes pour lesquels le mot « républicain » se rapporte uniquement à un parti politique. D’où l’importance de l’éducation. On a parlé des campagnes d’alphabétisation dans les usines ou au front pendant la guerre, il m’importait de leur donner une indication sur leur chance d’être éduqués, de se cultiver intellectuellement. La médiation, ça me plait.

Sur votre blog, j’ai vu la petite Lucia (qui se pare des plus belles couleurs de la culture espagnole dans votre album) s’animer.  Vous aimez l’animation ?

 

 

 

 

J’aime la recherche du mouvement mais aussi le danger. En ce moment, il y a peut-être moyen que j’assouvisse cette envie : j’écris un court-métrage avec une amie romancière, Laurence Vilaine. C’est compliqué de s’accorder à deux têtes, d’avoir une même vision des choses, des intentions profondes. Nous voudrions faire huit minutes de film mais pour le moment, on a écrit vingt ou trente minutes. L’histoire est issue de l’expérience de Laurence qui a tenu un atelier d’écriture pour des femmes à Alger. Pour se décloisonner, elle a, à un moment donné, proposé d’aller écrire sur une plage de Bab el Oued. Elle ne s’attendait pas à ce que ce soit si difficile de s’y retrouver tant ce quartier évoquait des craintes. C’était naïf pour Laurence mais ça lui a permis de parler de ce moment-là.


Après, il faut trouver comment l’aborder, en évitant le regard que peut avoir la femme occidentale issue d’un pays anciennement colonisateur. Mais on est suivies par les femmes de cet atelier, elles permettent de lever les doutes par rapport à des barrières qu’on pourrait se mettre mais qui n’auraient pas de raison d’être. Il faut trouver le point de vue, la finesse. Le thème, c’est la femme dans l’espace public. C’est passionnant mais très difficile, finalement.

 

 

 

 

Les femmes du projet de Laurence Vilaine et Marion Duclos
© Marion Duclos

 

D’autres projets ?

Là, ça se complique. C’est une autoroute à trois voies qui s’offre à moi et, pour le moment, j’avance sur… toutes. Outre le court-métrage, j’ai un projet jeunesse personnel, j’ai postulé pour une résidence. On verra si je suis prise. Si oui, je prendrai le temps de le concevoir là-bas.

J’ai un autre projet avec Olivier Ka, une adaptation de conte macabre !

Brrrr… changement de genre qui donne envie ! Belle continuation en Vespa 400 ou pas.

 

propos recueillis par Alexis Seny.

 

Titre : Ernesto

Récit complet

Scénario, dessin et couleurs : Marion Duclos

Genre : Road trip, Histoire, Chronique sociale

Éditeur : Casterman

Nbre de pages : 160

Prix : 20€



Publié le 15/12/2017.


Source : Bd-best

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