Condamné par l’absurde et pour l’exemple, huit ans de vie volée : Mohammed El-Gorani n’avait rien fait, il est pourtant devenu Guantánamo Kid
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Condamné par l’absurde et pour l’exemple, huit ans de vie volée : Mohammed El-Gorani n’avait rien fait, il est pourtant devenu Guantánamo Kid

On le dit et on le répète à l’envi : la réalité est toujours habile pour venir dépasser la fiction, toujours avec de grandes longueurs d’avance. Dans le comique mais aussi le tragique. Vous imaginez bien dans quelle case se range l’erreur judiciaire. Si elle dure quelques secondes, elle file des frissons. Mais si elle dure des années… et que cette erreur n’est motivée par rien qui tienne un tant soit peu debout, la tournure est vite effroyable. Cette histoire incroyable, inacceptable dans des contrées qui se disent civilisées, c’est celle de Mohammed El-Gorani, qui voulait juste se former et travailler et va se retrouver, enchaîné, à quasi faire un demi-tour du Monde (hélas pendant plus de 80 et même plus de 800 jours) et à trouver beaucoup plus d’ombre que la lumière qu’il espérait. Il est devenu le plus jeune détenu de cet enfer carcéral qu’est Guantánamo.

 

 

 

 

 

 

© Tubiana/Franc chez Dargaud

 

Résumé de l’éditeur : C’est l’histoire d’un jeune garçon qui se rêve un avenir meilleur et quitte l’Arabie Saoudite pour étudier l’anglais et l’informatique au Pakistan. Deux mois après son arrivée, c’est le 11 septembre 2001. Au mauvais endroit au mauvais moment, le jeune adolescent est vendu par les services secrets pakistanais aux Américains, au prétexte qu’il appartiendrait à Al-Qaïda. C’est une descente aux enfers qui le mène à Guantánamo, au camp X-Ray puis au camp Delta, où il va vitre la routine des tortures, des interrogatoires incessants et vains. Une histoire vraie.

 

 

 

 

© Tubiana/Franc chez Dargaud

 

 

 

 

© Tubiana/Franc chez Dargaud

 

« On observe le même phénomène dans toutes les armées du monde. Prenez 1000 péquenauds. Donnez-leur un fusil chacun. Sur les mille, il y en a toujours un qui chope une érection. Qui éprouve le besoin de décharger. » Les hasards des parutions font parfois dialoguer deux albums pas forcément trempés dans le même genre. En l’occurrence, cette phrase est tirée du dernier (phénoménal) Tyler Cross paru chez Dargaud… tout comme Guantánamo Kid. Et cette phrase qui possède le fumet et la gouaille reconnaissables de Fabien Nury résume ô combien un des thèmes, une des problématiques du deuxième album que nous évoquons ici.

 

 

 

 

© Tubiana/Franc chez Dargaud

 

Parce que le roman graphique que proposent Jérôme Tubiana et Alexandre Franc reflète ce royaume des incompétents qui pourtant, parce qu’ils ont des théories du complot en tête et des moyens de vous faire parler (même là où il n’y a rien à dire et à reprocher) en mains, en sont nuisibles et brisent des destins. Comme celui de Mohammed qui a passé huit ans dans ce centre de détention (et de torture) cubain dont le nom file des frissons : Guantánamo. Mohammed, il était pourtant du genre à ne rien demander à personne (et encore moins aux extrémistes; de toute façon, il n’avait pas le temps de les écouter, il voulait avancer, lui, et pas rétrograder de dix siècles), à forcer le destin avec lucidité, boulot et dépassement de soi et des frontières pour devenir un self-made-man comme disent, paradoxalement les Américains.

 

 

 

 

© Tubiana/Franc chez Dargaud

 

Des frontières, notre héros bien malgré lui en a franchi plus que de raison (mais celle des Amerloques en quête de coupables était la plus forte) et est devenu « by-the-other-broken-man ». Du jour au lendemain, le voilà arrêté dans une mosquée de Karachi (comme si prier était un crime) et pris pour un Saoudien et un terroriste alors qu’il est Tchadien et non-violent, transféré, interrogé maintes fois et incarcéré dans un monde inhumain. Mohammed, ce n’est même pas Diego, derrière ses barreaux: IL N’A RIEN FAIT ! Et pourtant, il va être obligé de se rebeller, de se durcir et devenir une teigne, une terreur (quitte à renforcer les matons dans les certitudes que leur prisonnier a des choses à se reprocher), là où il était doux comme un agneau, dans cette prison qui laisse peu de chance de rédemption… même à ceux qui sont pourtant innocents. C’en est hallucinant de bêtise et d’incompréhension tant la condamnation par l’absurde et pour l’exemple impose sa loi et son univers désespéré. Mohammed n’avait pourtant rien demandé.

 

 

 

 

© Tubiana/Franc chez Dargaud

 

C’est sans couleur mais avec beaucoup de texte (que ce soit dans des dialogues ou des monologues, des pensées), sans s’encombrer d’ultra-réalisme mais en faisant vœu d’un dessin rond et accessible, très didactique, que Jérôme Tubiana et Alexandre Franc nous plongent dans ce zoo infernal, bruyant (et Barney, the purple dinosaur qui balance son « We’re a happy family » à pas d’heure) et violent (« l’équipe de football américain » qui ne fait pas les choses à moitié). Heureusement que la solidarité existe de geôle en geôle, de cri en cri, alors que les détenus ne se verront jamais. Les révélations se suivent, accablantes, jusqu’à ce que vienne, heureusement, l’inespérée libération. Sur papier, d’abord, avant d’être suivie par une libération effective… cinq mois plus tard. C’est clair, nos détenus ont toute la vie devant eux… moins tous ces instants, que dis-je ces années, perdus, volés.

 

 

 

 

© Tubiana/Franc chez Dargaud

 

 

 

 

© Tubiana/Franc chez Dargaud

 

Guantánamo Kid nous renvoie aux tristes heures du monde carcéral (celles qui semblent-ils, tant que le prétexte de la guerre et de l’insécurité nationale auront cours, ont encore de belles heures devant elles). On pense à l’effrayante expérience de Stanford mais aussi aux camps de concentration nazis. On s’interroge sur ce monde qui tourne fou mais aussi sur les chiens décervelés que sont devenus ces gardiens stupides et inhumains (heureusement, il y en a des bons).

 

 

 

 

© Tubiana/Franc chez Dargaud

 

Car si Guantánamo était, aux dernières nouvelles, démantelé; il en existe d’autres dans le Monde, sans doute moins médiatiques mais mués par ce besoin incompressible de brimer les hommes, de les priver non seulement de liberté mais aussi d’humanité, d’éteindre tout désir pour en faire des lavettes ou des bêtes inadaptées en diable pour nos sociétés. Et si, justement, le radicalisme commençait plus là qu’à l’extérieur ? Pour les bandits et criminels qui n’auront sans doute qu’une envie, s’ils sortent un jour : récidiver. Mais peut-être encore plus pour ceux qui, victimes d’un système qui veut des coupables sans investiguer beaucoup plus loin, comme ce fut le cas pour Mohammed, sont jetés au fond du trou et en pâture aux idées noires et sans espoir. Voilà pourquoi il est important de faire circuler ce terrible album qu’est Guantánamo Kid, afin que le vaste monde de quoi il retourne et de ce dont il est question dans les confins de l’inhumanité jugée et classée sans suite. Parce que les « plus jamais ça », ça commence à bien faire ! Pourvu que cette longue et dure infiltration non-consentie dans les murs de la honte ne soit pas vaine.

 

Alexis Seny

 

Titre : Guantánamo Kid

Sous-titre : L’histoire vraie de Mohammed El-Gorani

Récit complet

Scénario: Jérôme Tubiana

Dessin : Alexandre Franc

Noir et blanc

Genre: Biographie, Drame

Éditeur: Dargaud

Nbre de pages: 172

Prix: 19,99€



Publié le 27/04/2018.


Source : Bd-best

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