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Que ce soit dans la bande dessinée ou dans d’autres domaines, les vrais passionnés jouent un rôle capital dans la concrétisation de projets ! Patrick Pinchart est l’un d’entre eux. Petit à petit, ce licencié en psychologie a d’abord été animateur de radio puis rédacteur dans divers fanzines dédiés en grande partie à la BD. Quelques années plus tard, il fait son entrée aux éditions Dupuis. Il y travailla plus de vingt ans, occupant divers fonctions à responsabilités tels que rédacteur en chef du journal Spirou et d’autres postes importants au sein de la maison d’édition de Marcinelle. En 2009, il quitte ses fonctions chez Dupuis pour lancer un projet qui lui tient à cœur : une maison d’édition de BD communautaire baptisée Sandawe.
Christian Missia a rencontré cet éditeur d’un nouveau genre qui a bien voulu se prêter au jeu des questions-réponses.
Quelle est la signification du terme « sandawe » ?
Patrick Pinchart (PP) : Sandawe, c’est le nom d’une tribu africaine à laquelle j’ai accroché dès le départ parce qu’il n’y a pas de leaders. Tout ce décide en commun. Cela me rappelle le film « les Dieux sont tombé sur la tête » dans lequel on a une tribu africaine vivant dans un désert, dans des conditions épouvantables mais pourtant, ils sont heureux ! De plus, ils font preuve d’une grande débrouillardise pour survivre. C’est une tribu qui a des valeurs ! Ils accordent beaucoup d’intérêt aux femmes et aux enfants. Enfin, les gens de la tribu sandawe parlent par click, ce qui était excellent car nous avons un site internet dans lequel les membres participent en cliquant sur des liens. On s’était dit que pour lancer une nouvelle maison d’édition, dans le milieu actuel de la BD qui est extrêmement concurrentiel, il fallait un nom qui reflète nos valeurs.
L’un de vos premiers projets en tant qu’éditeur est la publication de la série d’E411 et Zidrou, Me Corbaque. Pouvez-vous nous raconter la genèse de cette série ?
PP : Me Corbaque est d’abord apparu dans le journal de Spirou. J’ai passé 22 ans chez Dupuis. J’ai été deux fois rédacteur en chef de Spirou et à l’époque, je travaillais au pôle multimédia du journal. C’était aussi l’époque ou aux USA il y a eu l’apparition de tous ces procès absurdes. Par exemple, le cas de cette dame qui avait porté plainte contre Mc Donald parce qu’elle s’était brûlée en buvant un café trop chaud et que Mc Donald n’avait pas avertit que le café était trop chaud. Ce qui a fait que cette dame a gagné des millions de dollars en dommages et intérêts.
Zidrou le scénariste et E411 le dessinateur avaient donc créé cette série qui était une caricature du processus de l’époque, même si ce processus est une caricature de la justice. Donc, ils ont créé cette série, Me Corbaque, qui est une avocate qui pousse ses clients à faire les procès les plus absurdes possibles afin de gagner le plus d’argent possible, à condition qu’on lui verse la moitié des sommes des dommages et intérêts récoltés.
Cette série a été publiée par Thierry Tinlot, qui était rédacteur en chef de Spirou à l’époque. Thierry croyait beaucoup en cette série. Il faut savoir que le journal de Spirou est un tremplin pour les albums. Lorsqu’un rédacteur en chef publie une série, c’est qu’il y croit. Ensuite, celui-ci propose la série à l’éditeur, qui la publiera en albums, s’il y croit aussi. Malheureusement, l’éditeur ne publie pas toujours les séries en albums et c’est ce qui est arrivé à Me Corbaque.
Cette série est tombée un petit peu dans l’oublie mais quand j’ai créé les éditions Sandawe, j’ai contacté Zidrou et nous avons regardé ensemble les séries qu’il avait en repos. Nous avons alors constaté que Me Corbaque n’avait pas trop vieilli. Il faut savoir que la BD est un média qui est parfois daté. Par exemple, si vous prenez la Patrouille des Castors, il sera difficile pour un jeune d’aujourd’hui de lire cette série car elle est marquée par une époque et c’est un peu vieillot. Donc, on s’est dit que ce n’est pas parce qu’un éditeur a refusé cette série à l’époque que les lecteurs d’aujourd’hui n’en voudront pas. Un de mes buts, en créant Sandawe, c’est d’éviter ce « filtre de l’éditeur ». C'est-à-dire que dans une maison d’édition traditionnelle, lorsqu’un éditeur reçoit un projet, il doit vérifier si cela correspond à l’image de la maison d’édition, aux collections de la maison d’édition. Et donc, si quelqu’un ne rentre pas dans le moule, il doit aller voir ailleurs.
Ici, en tant qu’éditeur, mon seul filtre c’est la qualité. Est-ce que c’est un projet de qualité ou un projet d’amateur ? Est-ce que les auteurs ont le potentiel pour arriver au bout de 48 pages ou plus ? Nous avons estimé que Me Corbaque avait le potentiel d’entrer chez Sandawe et être l’un de nos premiers projets.
Patrick Pinchart et Maître Crobaque ( photo Erick Arnoux )
Très concrètement, comment se déroule la sélection d’un album dans votre maison d’édition ?
PP : Ca commence par un auteur qui présente un projet, comme dans toutes maisons d’édition. Donc, moi je sélectionne en fonction des critères que j’ai expliqué tout à l’heure. Une fois que le projet est accepté, avec l’auteur, nous préparons un mini-site sur le site de Sandawe. Ce mini-site comprend une bande annonce. Il comprend aussi plusieurs planches, un synopsis, tous ces éléments qui sont indispensables pour convaincre un éditeur « normal » afin qu’il puisse juger de l’intérêt du projet. La bande annonce est là en plus parce qu’un éditeur normal ne reçoit pas de bande annonce. Nous l’avons ajouté parce que le lecteur lambda n’a pas forcément la culture et l’expérience que nous avons pour pouvoir apprécier un projet de bande dessinée. Une bande annonce permet de donner un petit côté impressionniste au projet. Et en plus, on ouvre un blog sur lequel les auteurs peuvent dialoguer avec les lecteurs. Ce qui est un point important pour nous car il était primordial que les lecteurs puissent être en contact direct avec les auteurs car dans l’édition traditionnelle, c’est l’éditeur qui filtre tout et le lecteur n’a son mot à dire uniquement à la fin, en librairie. Hors, c’est lui qui décide finalement puisque en librairie, il décide d’acheter ou non. Notre concept permet aux lecteurs de donner leur avis avant même que l’album soit créé.
L’album est mis sur le site et les édinautes (internautes qui financent les BD, ndr) peuvent commencer à interagir et s’ils sont convaincus, à financer le projet.
Comment les édinautes interagissent-ils ? Ont-ils de l’influence par exemple sur l’évolution du scénario ou sur le choix des auteurs ?
PP : Non. Le scénario et les auteurs sont déjà choisis. Par contre, au fur et à mesure que les auteurs mettent leurs planches, les édinautes réagissent et là c’est aux auteurs de voire si ils acceptent ou non les remarques des édinautes ou alors si ils décident qu’ils sont « les seuls maitres à bord » et là, on ne je change rien. C’est comme dans l’édition classique ou l’on a des auteurs qui ne veulent entendre aucunes critiques de l’éditeur et d’autres qui sont au contraire ravis d’avoir ce retour.
Puis, le projet est mit en ligne. Les « édinautes » peuvent commencer à le financer par tranches de 10 euros ou multiple de 10 euros, avec un maximum. On a mis un maximum parce que le concept n’est pas seulement un financement, c’est aussi une émulation, une promotion. Et on veut avoir un maximum de monde pour « porter » l’album.
Une fois que le financement est atteint, l’auteur reçoit un avaloir qui lui permet de réaliser ses planches dans des conditions financières qui sont acceptables puisqu’il a de l’argent au fur et à mesure qu’il rentre ses planches. La seule différence par rapport à l’édition traditionnelle c’est le mode de financement et le mode communautaire. Ou une communauté va financer et promotionner l’album. Pour le reste, notre finalité est la même et c’est de publier les albums dans les librairies et Me Corbaque est présent dans toutes les grandes surfaces et librairies, etc.
Justement, à combien revient le financement d’une BD ?
PP : Ca dépend d’un projet à un autre. Pour Me Corbaque par exemple, cela à couté 17 000 euros. Ce qui est un budget inférieur aux autres parce que les planches avaient déjà été payé par le magazine Spirou. Donc, tout était là et les auteurs ne devaient pas être payés pour réaliser les autres planches. Donc, un budget comprend un avaloir pour les auteurs, qui leur permet de vivre pendant qu’ils travaillent. Il y a un budget promotion et là aussi c’est une différence par rapport à l’édition traditionnelle ou de plus en plus, lorsqu’une nouvelle série est lancée, celle-ci ne bénéficie pas d’un budget marketing. On attend de voir si le public accroche. On met du budget marketing sur des BD comme Largo Winch, le Petit Spirou ou du XIII, etc.
Les « grosses machines », quoi.
PP : Les « grosses machines » parce que l’on est sur que cela va augmenter l’effet de la qualité de la série. Par contre, un jeune qui commence doit convaincre tout seul. Nous, nous avons décidé que nos BD, quelle qu’elles soient, allaient bénéficier d’un budget promotionnelle qui servira à faire des flyers pour les librairies mais aussi, une bande annonce professionnelle et tout les outils de buzz nécessaires pour la promo sur internet.
Troisième poste important du budget c’est l’impression, bien sur !
Globalement, un « édinaute » qui met de l’argent sur un projet paye pour l’auteur, pour la promotion et pour l’impression, plus une petite partie pour le site, pour lui permettre d’exister.
Quel a été l’accueil réservé à votre entreprise par les professionnels de la BD, ainsi que le public ?
PP : Bien, parlons tout d’abord des distributeurs et les diffuseurs.
Nous sommes distribués par Hachette, qui est une grosse machine de distribution ! Hachette ne se lance jamais avec un éditeur qui n’a pas fait ses preuves. Ici, ils ont signé directement avec nous. Nous avons un contrat qui permet à nos albums d’être distribués par Hachette qui est la meilleure source de distribution qui existe en France et en Belgique ! Ils nous ont fait entièrement confiance. Ils croient au concept de Sandawe. Idem pour le diffuseur, qui est lié au distributeur.
Au niveau des professionnels, le monde s’est divisé en deux : nous avions d’un côté les gens qui nous disaient que c’était génial comme concept et que nous allions révolutionner l’édition, etc. Nous, nous ne souhaitons pas prendre la place des éditeurs traditionnels. Notre but est de proposer une alternative. Nous proposons un nouveau système de financement et de diffusion. L’autre extrémité disait que notre système était « une connerie monumentale ». Que personne ne financerait des albums de BD. Que c’était trop cher, etc.
Quand aux lecteurs, on leur donnait la possibilité de réagir et de décider si oui ou non un projet avait une chance d’intéresser le public. Et là, une grosse remarque nous a été faite : « nous sommes la star ac’ de la BD » ! Cela veut dire que les gens financeraient uniquement ce qui est le plus commercial possible. Et on s’est rendu compte –puisqu’il y a quatre projets financés – que nous avions des projets totalement différents ! Le premier projet est une BD ado-adulte qui n’a rien à voir avec du commercial pur et dur. C’est un projet intitulé « Il Pennello » de Jean-Marc Allais et Perrotin. Le deuxième c’est Me Corbaque qui est une BD classique, grand public. Le troisième projet est anti-commercial au possible puisque c’est un projet de Nicolas Vadot, qui nous propose une œuvre d’auteur, difficile, magistrale, magnifique mais on sait très bien que l’on ne fera jamais 100 000 exemplaires avec ce genre de choses ! Ca n’intéresse qu’un public, pas élitiste mais qui bénéficie d’une ouverture par rapport aux BD hors de la BD traditionnelle. Le quatrième projet qui vient d’être financé c’est un western fantastique en noir et blanc. Donc, à aucun moment on a de la « BD star ac’ ». A aucun moment on a des lecteurs qui suivent la BD la plus commerciale possible. De plus, je suis assez content de voir que les membres de Sandawe ne sont pas des téléspectateurs de la star ac’.
Revenons un instant sur Me Corbaque. Comment avez-vous fait pour sensibiliser le public ?
PP : C’est venu lentement. On a eu une première phase qui était le lancement de presse en janvier puis je me suis retrouvé à l’hôpital pendant un an… (Patrick Pinchart a fait une chute de 18 mètres en faisant de l’escalade, en janvier 2010, ndr)
La presse nous a beaucoup soutenus. Nous avons eu aussi le soutien d’Actua BD qui est le site que j’ai créé… Ils restaient très libres par rapport aux sujets qu’ils voulaient traiter mais nous avions un accord qui stipulait que l’équipe d’Actua BD venait soutenir les projets auxquelles ils croyaient. Et dès le départ Actua BD a parlé du projet. Par la suite, le bouche à oreille a fait son effet. Le site a dormi pendant trois ou quatre mois, à cause de mon état… Puis, une fois que j’ai pu recommencer à communiquer très vite, les choses se sont accélérées. En juin, nous avons eu le premier projet financé qui est le projet Il Pennelo, puis Me Corbaque. Puis, fin aout Modiberni.

Maudit Mardi, le nouvel album
à Paraître à la rentrée 2011
Et qu’en est-il de l’implication des lecteurs ?
PP : Les lecteurs sont très impliqués ! Par exemple, lors de la sortie de Me Corbaque, trois semaines avant, tous les jours, les lecteurs qui sont les « édinautes » ont reçu une newsletter qui leur demandait de faire une action. Par exemple, conseiller à leurs amis la page facebook de Me Corbaque. Envoyer un message sur Twitter. Ou aller trouver leur libraire pour lui demander s’il connaissait l’album et s’il en avait commandé.
Tout le monde est très actif. L’éditeur doit être très actif car outre son job d’éditeur, il doit en plus gérer la communauté : facebook, les forums, etc. L’auteur, lui, est en contact avec ses lecteurs, donc il doit réagir et il doit faire beaucoup plus de choses que dans l’édition traditionnelle. Par exemple, chaque album destiné aux « édinautes » est accompagné d’un ex-libris dédicacé.
Au niveau des « édinautes » aussi, il y a tout un travail qui est fait et c’est important pour eux puisque outre le fait de recevoir l’album dédicacé, les ex-libris et compagnie, ils touchent des bénéfices sur l’album. On partage les bénéfices entre Sandawe, l’auteur et les « édinautes ».
D’un autre côté, on s’est rendu compte que l’on n’est pas tombé dans un lectorat qui venait des bourses ou qui voulait absolument faire fortune en faisant de la BD car dans l’édition, on n’est pas certain de faire fortune. On sait qu’il y a des bestsellers mais personne ne peut prédire avec certitude ce qui va marcher. Par exemple, Titeuf a commencé en noir et blanc et personne n’y croyait alors que maintenant c’est trois millions d’albums à la nouveauté. Et donc ce que l’on voudrait c’est que les « édinautes » fassent vraiment leur rôle d’éditeur. Ils misent sur différents projets, en fonction de leurs gouts, en sachant que certains vont bien réussir, grâce à tout ce que l’on a mis en place mais que d’autres, malgré le même arsenal de moyens, vont se casser la figure. Donc dans certains cas, ils font gagner de l’argent. D’autres vont gagner des bonus divers autour des albums, mais pas forcément des bénéfices.
En définitive, on s’est rendu compte qu’on leur offrait un outil de passion qui s’exprime à travers la bande dessinée et on leur fait découvrir le métier d’éditeur, qui n’a rien à voir avec un boulot de fonctionnaire ! C’est un métier de passion dans lequel il faut croire en des projets. Nous y passons une bonne partie de notre vie. On va passer du temps dans des salons. On va devoir gérer des auteurs qui ne sont pas toujours faciles. Il faut passer des nuits parfois avec eux, lorsqu’ils ont des moments de crises. C’est vraiment un métier de passionnés !
Interview © Graphivore-Christian Missia 2011
Images © Sandawe 2011
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