Entretien avec Nicolas Malfin (Cézembre)
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Entretien avec Nicolas Malfin (Cézembre)

“Les faits historiques sont émaillés de zones d'ombre, c'est dans celles-ci que mes personnages prennent pied”


Avec “Cézembre” (Dupuis – Aire Libre), Nicolas Malfin signe sans conteste un des très beaux albums du moment. Le dessinateur de Golden City se révèle un auteur complet, associant un scénario particulièrement dense à un trait élégant et des couleurs lumineuses. Ces dernières caractéristiques graphiques pouvaient-elles servir un récit de guerre ? Oui, car on est très vite happé par l'ambiance et les événements décrits dans Cézembre, et on se sent rapidement proche des personnages dont l'histoire s'inscrit dans celle de la ville de Saint-Malo. Une fois de plus, la cité corsaire sert de décor à un beau moment de lecture. De décor ? Non, bien plus que cela, comme nous l'a expliqué Nicolas Malfin au cours de cette interview.

 

-Bonjour Nicolas, Qu'est-ce qui vous a amené à vous intéresser précisément à la libération de Saint-Malo ?

 En septembre 2007, je passais quelques jours de vacances à Saint-Malo. Lors d'une croisière en mer dans la baie, le pilote du bateau raconta une des coutumes de l'ile de Cézembre : au début du 20ème siècle, les jeunes filles malouines qui souhaitaient trouver un bon mari, se rendaient sur l'ile de Cézembre jusqu'à une petite chapelle construite contre les rochers, l'oratoire de Saint-Brandan. Là, elles piquaient d'une épingle le bout du nez de la statue en bois du Saint, dans l'espoir de trouver un bon mari de retour à Saint-Malo. Cette chapelle a été entièrement détruite au cours des combats en août 1944. Il n'en reste aucune trace aujourd'hui. J'ai eu alors l'envie de raconter une histoire d'amour qui se passerait pendant la Libération de Saint-Malo.

 

-Pour les non Malouins que nous sommes, pourquoi le titre Cézembre et que représentait ce lieu à l'époque ?

Cézembre est une ile qui se trouve à 4 km au large de Saint-Malo. Lors de la seconde guerre mondiale, les allemands l'ont fortifiée, notamment avec six canons de 194mm, récupérés de l'arsenal français, qui tiraient à 18 km et sur 360°. C'était un point stratégique très important. Après la libération de Saint-Malo, le 17 août 1944, l'ile de Cézembre a résisté aux assauts américains pendant plus de deux semaines. L'ile a subit un déluge de feu, avec des bombardements d'une rare violence (pire que les bombardements de Stalingrad selon certains soldats de la garnison allemande de Cézembre). Elle fut l'endroit, au mètre carré, le plus bombardé en Europe pendant toute la seconde guerre mondiale. Aujourd'hui, l'ile est interdite au public, sauf la plage, en raison des nombreux obus non explosés qui restent enfouis dans le sol.

 

-Il y a certes une ville, un élément maritime bien présent, mais en vous connaissant pour "Golden City" on ne vous attendait pas forcément dans un tel contexte...

Le public ne connait de mon travail que la série Golden City. J'aime les récits d'anticipation. En même temps, j'adore les aventures historiques. Ma première BD que j'ai dessiné enfant, était une histoire de corsaires et de pirates. Ensuite pendant toute mon adolescence, j'ai réalisé une BD sur la guerre du Vietnam, j'adore cette période de l'histoire des États-Unis. Il y a de nombreuses époques que je souhaiterais aborder en BD, notamment la guerre de Sécession, l'Indochine française, la prohibition ou la colonisation anglaise en Inde. Et la seconde guerre mondiale est l'une d'elles...

 

 

 


 

-Pour vous, il s'agit aussi d'une première expérience comme auteur complet...

J'ai eu l'envie d'aller au delà du simple dessin et de raconter une histoire. Il y avait aussi le besoin de me sentir plus libre sur un projet BD et de maîtriser chaque étape de la réalisation. Je fais de la bande dessinée pour raconter des histoires et c'est une évolution naturelle de mon métier. C'était passionnant de créer des personnages, leurs caractères, leur psychologie et de les intégrer dans une intrigue.

 

-Les événements décrits dans ce tome 1 précèdent la bataille, et on y découvre un véritable chaos : ordres et contrordres des officiers allemands, et même des affrontements entre armée de terre et Kriegsmarine...

Si les Allemands restent les "méchants de service", j'ai voulu montrer que la progression et la force de frappe américaine a progressivement détruit le moral des troupes d'occupation, ré-enflammant les anciennes rancoeurs entre les corps de l'armée de terre et de la Kriegsmarine. La scène de mutinerie de la nuit du 5 août 1944, décrite dans la planche 32 est un fait réel. Ces soldats étaient à bout de force et si l'idéologie nazie tenait certains officiers à leur rigueur militaire et à leur obligation à obéir à tous les ordres, nombre d'entre eux souhaitaient ardemment la fin de la guerre. Chaos est effectivement le terme exact pour décrire ces jours qui ont précédé la bataille finale.

 

-Vous abordez aussi des sujets qui restent sensibles, comme la collaboration et certains "résistants de la dernière heure"...

Le thème fondamental de l'histoire est la Liberté. Qu'est-on capable de faire pour la reconquérir ? Cette quête est entreprise par mes personnages, dont Bastien. Il n'est pas qu'un simple collabo ou milicien, il est le reflet de cette jeunesse bretonne qui croyait dans la Bretagne libre et qui a été instrumentalisée par les services de renseignements allemands. Les SS ont manipulé ces jeunes, ils les ont instruits, puis infiltrés dans les réseaux de résistance. C'était capital de traiter de cette histoire si particulière de la collaboration et de la résistance en Bretagne.

 

-On mesure le recours à une très importante documentation. Depuis combien de temps portez-vous ce projet et de quelle manière avez-vous procédé pour en jeter les bases ?

L'écriture a débuté en octobre 2007. J'ai commencé par lire des livres sur les témoignages de Malouins et sur la bataille de Saint-Malo. J'ai récupéré des revues de militaria qui traitaient de cette bataille. J'avais à ma disposition des récits authentiques, nombres de photos d'avant-guerre de la ville et de la bataille. Les clichés les plus impressionnants étaient ceux de la destruction de la cité corsaire. Je me suis rendu compte que le Saint-Malo d'avant -guerre était différent d'aujourd'hui. S'il reste des quartiers qui ont échappé à la destruction, la ville a été largement détruite. Au cours de ces recherches, la ville s'est peu à peu imposée comme un personnage important de l'histoire. Grâce aux archives municipales de Saint-Malo, j'ai récupéré des anciennes cartes postales et des plans. Les récits de Malouins m'ont permis de construire mes personnages. Je voulais qu'ils soient des anonymes, de simples habitants contraints par l'occupation à vivre avec la privation de leur liberté et de leur parole et tentant de survivre à la bataille. Je voulais qu'ils soient le reflet des habitants de Saint-Malo sans être des caricatures.

 

 

 


 

-Comment définiriez-vous la "marge de manoeuvre" dont vous disposiez entre l'Histoire (avec H) et l'histoire d'Ewan et de ses compagnons ?

Le récit des faits réels de la bataille s'inscrit comme un fil conducteur de l'histoire et j'imbrique le destin de mes personnages dans cette Histoire. Mais ces faits sont émaillés de zones d'ombres. C'est dans celles-ci que mes personnages prennent parfois pied. Le plus grand défi est de ne pas oublier que mon métier est de divertir. Il faut lire Cézembre comme une aventure romanesque au sein de moments historiques.

 

-La relation entre Ewan et son grand-père Lucien est assez particulière...

Après la mort de son père et de son oncle (premières planches de Cézembre), puis ensuite la mort de sa grand-mère, Lucien est la seule famille qu'il reste à Ewan. Ils sont forcément très proches. Lucien surprotège Ewan, il connaît les dangers de mort qui pèsent sur tous les résistants, ayant lui-même échappé à une rafle. Mais le désir d' Ewan de se venger des Allemands sera plus fort.

 

-Graphiquement, on vous découvre amoureux des vieilles pierres et de certaines ambiances que celles-ci peuvent générer (personnellement j'adore l'atelier du boulanger...)... Et d'une certaine manière, Saint Malo devient bien plus qu'un décor...

Saint-Malo est un personnage à part entière. Cela a été un vrai défi et un immense plaisir de donner vie à ce Saint-Malo ancien : ses vieilles rues étroites, avec ces maisons à pans de bois et aux fenêtres en vitrail. Son kiosque à musique, place Chateaubriand où les futurs internés du Fort National seront parqués le soir du 6 août. Le clocher de la cathédrale, d'une hauteur de 70 mètres, construit en 1859-1861 d'un style gothique magnifique qui sera détruit par un dragueur de mines. L'hôtel Chateaubriand devenu la Kommandantur de Saint-Malo, où Bastien interroge Corentin. Ses restaurants, la Duchesse Anne, le Café de la Bourse ou encore le Pomme d'Or et ses remparts... Sans oublier le quotidien des habitants, les longues files d'attente aux boulangeries ou aux magasins d'alimentation, les affiches de propagande, d'arrestation et d'exécution qui entretiennent la peur et la terreur. J'ai pris un réel plaisir à dessiner ces lieux et ces ambiances. Et je crois que cela se ressent, notamment sur le décors du fournil de Léon ou sur la cave de Lucien transformée en abri de fortune.

 

 

 

 


 

L'album est sorti peu de temps avant le festival Quai des Bulles qui se déroule à...Saint-malo. J'imagine qu'il a dû y recevoir un accueil tout particulier...  Avez-vous été surpris ou particulièrement touché par certaines rencontres ou témoignages ?

L'accueil a été formidable. Les Malouins et le public de Quai des Bulles ont pu découvrir l'album au cours d'une exposition à la maison du Québec de Saint-Malo, organisée avec la collaboration des Archives départementales d'Ille et Vilaine. L'exposition regroupait des planches de l'album et des documents originaux d'époque, des archives exceptionnelles sur cette période de la guerre, notamment l'original de l'affiche d'évacuation du lundi 7 août 1944. Au cours de cette exposition et des séances de dédicaces, les rencontres ont été pleines d'émotion. Certains Malouins reconnaissant les portes de leur maison, les rues et les commerces d'antan, me proposaint même de visiter de vieilles demeures de Saint-Malo et évoquaient le souvenirs des grand-parents ou de leur parents qui avaient vécu ces moments terribles de l'occupation et des combats.

 

-Pouvez-vous déjà brièvement dévoiler l'orientation que prendra le second volet ? Sa date de parution est-elle déjà définie ?

En quelques mots : fournaise, sang, cendres, liberté et sacrifices. Il n'y a pas pour le moment de date officielle. Pour ma part, j'aimerai sortir cet album vers la fin 2014. C'est une année importante, ce sera le 70ème anniversaire de la Libération.

 

-Cézembre bénéficie d'une publication dans la prestigieuse collection Aire Libre. S'agit-il d'un "plus" pour vous ? Mais cela ne génère-t-il pas une pression supplémentaire ?

Indéniablement, c'est un "plus". Les livres qui composent cette collection sont ceux qui m'ont donné les plus belles émotions en BD. C'était un rêve d'y être et aujourd'hui, c'est un vrai bonheur. Publier dans une si belle collection est un défi à soi-même. Je sais que j'ai été plus exigeant que d'habitude sur mon travail.

 

-Avez vous déjà d'autres projets en vue ? En tant que dessinateur, auteur complet ou scénariste ?

Je travaille en ce moment sur le tome 10 de Golden City. J'ai toujours en tête des idées de futur album, mais peu de temps pour les concrétiser. Par contre, il y a un projet que j'ai commencé à écrire récemment et qui me motive beaucoup. J'aime cette étape de recherches et d'écriture. Ça me permet de m'évader de la routine de mon atelier.

 

Propos recueillis par Pierre Burssens

 

Interview © Graphivore-Burssens 2012

Images © Dupuis 2012

Photo © Jerôme Fievet 2012

 




Publié le 27/11/2012.


Source : Graphivore

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