Entretien avec Roger Leloup
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Entretien avec Roger Leloup

“J'ai mis tout mon coeur dans cet album”

Depuis sa création, la loyauté, l'amitié et le respect de la vie accompagnent les aventures de Yoko Tsuno. La série fait aujourd'hui figure de “classique”mais chaque nouvel album constitue toujours un beau moment de lecture et d'évasion. Le Maléfice de l'Améthyste ne fait pas exception à la règle, comme le prouve le très bel accueil reçu lors de sa toute récente sortie. Un album qui occupe une place toute particulière dans le coeur d'un auteur qui a tissé des liens de véritable complicité avec son héroïne : Monsieur Roger Leloup.

-Bonjour Roger, Le Maléfice de l'Améthyste, 26ème aventure de Yoko Tsuno, sort deux ans après La Servante de Lucifer, c'est un délai relativement court pour Yoko et son auteur perfectionniste...

C'est vrai, mais je dois reconnaître que 5 ans entre Le Septième Code, le tome 24, et La Servante de Lucifer, c'était beaucoup trop long. Aujourd'hui, une série est très vite oubliée, et 5 ans entre deux albums, c'était limite. Mais pendant cette période, j'ai non seulement travaillé sur La Servante de Lucifer mais aussi sur les Intégrales et leurs dossiers. C'était une étape importante et les lecteurs de Yoko ne sont pas restés sans matière. Pour Le Maléfice de l'Améthyste, la sortie en novembre proposée par Dupuis était une belle idée, mais je ne vous cache pas que j'ai dû galoper. L'encrage est une étape difficile qui demande beaucoup de concentration, et certaines semaines j'ai travaillé jusqu'à 70 heures... J'ai mis tout mon coeur dans cet album, je m'attendais à un accueil disons... classique, mais cette nouveauté semble vraiment bien reçue. J'ai d'ailleurs eu un formidable cadeau avec un reportage consacré à l'améthyste via Yoko Tsuno sur universcience.tv dans lequel un spécialiste en minéralogie du museum d'histoire naturelle de Paris parle de cette pierre et de ses propriétés (http://www.universcience.tv/video-yoko-tsuno-et-le-malefice-de-l-amethyste-5262.html). C'est une très belle surprise ! Tout comme l'opération menée avec “le Soir” et les albums brochés à l'ancienne. Yoko a plus de 40 ans, elle est toujours là, je n'ai vraiment pas de quoi me plaindre !

-Et vous travaillez déjà sur le prochain album ?

Oui, je ne me permets pas de parenthèse d'un livre à l'autre, sauf si je n'ai pas de sujet. Mais j'en ai généralement plusieurs et je dois effectuer un choix entre eux. Le tome 27 remettra en scène les Vinéens, mais pas sous forme de “suite” des aventures précédentes. Ici, je pense à ma retraite, mais je continuerai de toutes manières à travailler... Vous savez, à mon âge, si on choisit de s'installer dans son fauteuil on s'endort... Moi, c'est dans mon bureau que je suis heureux, avec mes “filles”. Je suis d'ailleurs très content d'avoir créé le personnage d'Emilia, apparue dans le Septième Code, et que j'appelle parfois ma petite-fille virtuelle. Son dessin est venu très facilement, avec sa petite frimousse. Elle a son franc-parler, elle est très actuelle et je m'amuse vraiment avec. Quand je suis dans mon bureau, à vivre avec elles, j'ai leur âge, mais quand je me lève le matin, et bien , j'ai le mien...

 

 

 


-Les avions occupent une grande place dans Le Maléfice de l'Améthyste, vous vous êtes fait plaisir ?

En fait, je suis né en 1933 et la majorité de l'histoire, puisqu'il s'agit d'un voyage dans le temps, se passe en 1934. J'avais envie de raconter une histoire se déroulant dans les années 30 car personnellement je n'ai que très peu de souvenirs de cette période qui correspond à ma petite enfance. Je me souviens du départ de mon père pour la guerre... J'ai toujours été passionné par l'aviation, il y avait un aéro-club près de chez moi et ça me faisait rêver, j'y allais souvent, je côtoyais les pilotes et les mécaniciens, mais c'est vers 14-15 ans que j'ai découvert dans des revues ces avions des années 30', à la fois en bois, toile et métal. L'aviation civile est née à ce moment-là, avec les premiers vols longs courriers, qui constituaient encore de véritables aventures. J'adore le Handley Page 45 Heracles que j'avais déjà utilisé dans Message pour l'Eternité et j'avais envie de le ramener dans ce nouvel album, avec d'autres géants des airs de la même période.

-Dont un “rapace rouge” assez incroyable...

Oui, il s'agit d'un Kalinin K7 que je me suis permis de transformer en hydravion. Il était immense, mais les soviétiques avaient prévu de faire encore plus grand, avec, notamment, le projet d'un véritable cuirassé volant, équipé avec des tourelles de tanks ! Il s'inscrivait dans une image de gigantisme soviétique, avec des usines immenses, des locomotives immenses... Il y a même eu un projet d'avion équipé d'un pont-promenade, comme un navire ! Le Kalinin a été détruit lors d'une parade au cours de laquelle un chasseur devait passer entre ses poutres. Les deux avions sont entrés en collision et se sont écrasés sur le public. Et l'ingénieur Kalinin a été déclaré “ennemi de la patrie” et exécuté. Dans mon histoire initiale, pour cette scène, j'avais prévu un contact avec un sous-marin, mais quand j'ai découvert cet avion, j'ai trouvé ça nettement mieux et bien plus spectaculaire !

 

 

 

 


-Le Maléfice de l'Améthyste nous ramène en Ecosse, comme La Servante de Lucifer et la Proie et l'Ombre. Etes-vous particulièrement attaché à cette région ?

Non, je ne suis pas plus “écossais” que ça, mais mes héroïnes ont une vie entre les albums que moi seul connaît ! De manière très pratique, l'Ecosse m'intéressait car il s'agit de grandes étendues de terre et d'eau dans lesquelles on peut dissimuler de nombreuses choses, comme un vaisseau vinéen, par exemple. Puis, il est vrai que la région recèle sa part de mystère, et par rapport à l'histoire de ce nouvel album, c'était également approprié. Je ne me suis d'ailleurs jamais rendu en écosse. Mais j'apprécie plus généralement un certain côté anglais, une certaine ambiance. J'aime beaucoup Agatha Christie, les enquêtes d' Hercule Poirot et Miss Marple, l'atmosphère de petits villages anglais et aussi le côté collectionneur et conservateur du patrimoine des Britanniques... J'ai d'ailleurs un projet de petit roman spécialement destiné à la lecture sur tablette qui se déroulera en angleterre, avec des illustrations à l'aquarelle “à l'anglaise”...

-Depuis Le Septième Code, simultanément à l'album traditionnel de Yoko sort, sous le titre “esquisses d'une oeuvre” un ouvrage grand format présentant, outre l'histoire, ce que l'on appellerait son “making of”. Est-ce un choix de votre part, et pourquoi ?

Au départ, c'est un souhait de l'éditeur. Quand un album des Tuniques Bleues a été publié en version “crayonnés”, on m'a proposé la même chose pour le Septième Code. Or, mes crayonnés sont très poussés et l'ordinateur permet, aujourd'hui, de les conserver. Publier un album tel quel ne me tentait guère, je craignais, du fait justement de la précision des crayonnés, que ça ressemble tout simplement à un livre mal imprimé. J'ai proposé la solution du grand format, qui permettait de véritablement faire apprécier tout que comporte le crayonné, mais il fallait étudier les aspects techniques, et surtout le coût. On avait même envisagé à un moment un format “à l'italienne”, mais ça impliquait une coupure au milieu des pages... Et finalement, après de nombreuses discussions, quelqu'un a proposé cette formule, l'histoire reprise en grand format, et un choix de scènes reprises dans leur forme crayonnée dans un dossier livrant une partie des “secrets de fabrication” de l'aventure en question. Dans le cas du Maléfice de l'Améthyste, ça permet au lecteur de lire l'album et de découvrir, en parallèle, nombre d'informations en rapport avec l'histoire. Je rédige tous les textes et c'est Françoise Michaux qui assure la mise en page de ce dossier. Quand on l'a fait pour le Septième Code, j'étais un peu dubitatif quant à l'accueil de ce grand format, mais en un mois la première édition était épuisée. Preuve que ça pouvait intéresser les lecteurs et que ça correspondait même sans doute à une attente de ce public. Depuis, on essaye, tout en gardant le principe, de faire varier l'approche pour chaque album.

 

 

 


-Vous évoquez vos crayonnés très poussés, mais vous coloriez aussi presque entièrement l'album avant qu'il ne passe au studio Leonardo...

Mais quand je dessine Yoko, je la vois en couleurs ! C'est pourquoi mes indications de couleurs sont très précises. Je suis toujours coloriste, et je l'étais chez Hergé !

-Depuis le début, les éléments scientifiques ou technologiques sont une des caractéristiques de la série. Vous continuez à vous documenter en permanence ?

Internet a ouvert beaucoup de possibilités dans ce domaine, mais, oui, la documentation est indispensable et constitue une part du travail. Pour le Maléfice de l'Améthyste, il y a les avions dont on a parlé, mais aussi la Lotus Elise et la Bugatti. Mais ce sont parfois des détails ou des petites différences qui “font vrai”. Sur une case de l'album apparaît un avion type Junkers 52, mais c'est bien la version civile de 1933. Il a été employé comme transport de troupes pendant la guerre, mais avec quelques différences...et je recherche cette précision. De même, je refuse de “recopier” une photo, je change d'angle, j'adapte, et je dessine. Quand c'est nécessaire, je construis des maquettes pour disposer de tous les angles et toutes les vues possible de ce que je dois dessiner. J'ai ainsi construit le cottage de Yoko et ses différentes pièces, le Tsar...

-Il y a quelques temps, j'interviewais Benoît Peeters, qui a beaucoup écrit sur Hergé, au sujet d'un ouvrage qu'il consacre à Jirô Taniguchi, un mangaka. Bien avant la déferlante manga, vous avez, de votre côté, imposé une héroïne japonaise...

Effectivement, Yoko n'a pas attendu cette vogue pour nous venir du Pays du Soleil levant. C'est drôle mais depuis un certain temps j'ai envie de proposer un projet de “Yoko manga”, qui ne mettrait pas forcément en scène Yoko Tsuno mais comporterait plutôt des histoires, disons, “à l'eau de rose” pour les petites filles. J'ai découvert les mangas via mon petit-fils, qui en est un lecteur assidu. On en a discuté beaucoup, il m'a expliqué pas mal de choses et j'ai essayé de comprendre pourquoi cet engouement. Et ce qui m'est apparu, par rapport à l'immense majorité de la production BD actuelle, c'est que dans les mangas explicitement destinés aux enfants, on trouve encore de la tendresse, de la douceur, des sentiments. Et en BD franco-belge, c'est rarissime...

 

 

 


-Yoko Tsuno a grandi, mûri. Autour d'elle comme de nous beaucoup de choses ont évolué. Aujourd'hui, à qui destinez-vous ses aventures ?

A tous, enfants comme adultes ! Mais je ne me pose pas cette question, je crois que Yoko, c'est d'une certaine façon la BD comme je la fais et dans laquelle je me sens bien. Elle a mûri, elle a évolué mais il y a dans la série des constantes, des valeurs présentes depuis le début. J'ai toujours un doute quant à l'accueil que le public réservera à un nouvel album, et il y a cette forme d'angoisse qui débute quand l'album est terminé, un peu comme ces réalisateurs qui attendent la fin de la première projection de leur film pour se faire une idée de ce qui suivra... Il y a des choses qui me passionnent qui ne passionneront peut-être pas les lecteurs...et c'est ce genre de question qui me vient. J'ai relu le Maléfice de l'Améthyste et je ne l'ai pas quitté, j'y suis présent avec mes personnages. C'est un album avec de l'action mais aussi une forme de romantisme, la présence d'Emilia est un bon ingrédient, qui rend de la vigueur à Yoko, notamment dans les dialogues. Et d'un point de vue plus personnel, ça comble un peu un trou dans ma vie. J'ai revu des photos de mes parents, à l'époque et ça m'a beaucoup touché. Peut-être encore plus que les précédents ai-je fait ce livre avec un crayon dans le coeur ? Mais quand le matin je me réinstalle à ma table à dessin et que Yoko et Emilia me regardent, je suis heureux !



Propos recueillis par Pierre Burssens

 

Interview © Graphivore-Burssens 2012

Images © Dupuis 2012

Photos © Sophie Dumont.









Publié le 04/12/2012.


Source : Graphivore

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