Entretien avec Roger Leloup pour le Secret de Khany
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Entretien avec Roger Leloup pour le Secret de Khany

La nuit est tombée sur Loch Castle Cottage et ses habitants. Mais tous ne dorment pas... Yoko et Émilia sont dehors au moment où un étrange engin volant les survole et, d'un rayon fulgurant, frappe Yoko à la tête. Dans un réflexe de survie, Émilia désintègre l'engin qui explose et s'écrase dans le Loch.

Peu de temps après, Khâny apparaît dans son vaisseau spatial et explique à Yoko que l'engin l'a prise pour elle, à cause de l'alignement de leurs ondes de pensée. Elle lui révèle une info étonnante : chargée de veiller sur les Vinéens qui dorment en léthargie sous la terre et d'assurer leur retour sur Vinéa, Khâny a découvert parmi eux une adolescente à qui on a insufflé des connaissances très particulières, à savoir un programme de "purification" capable d'éliminer microbes et bactéries de la surface de la Terre pour permettre aux Vinéens de s'y installer sans danger. Ce programme, sinistre héritage de l'infâme Karpan, aurait donc le pouvoir d'éliminer toute vie terrestre ! Plus grave encore : l'adolescente a réussi à fuir son caisson pour se réfugier sur Mars où un accélérateur-lanceur pointé sur la Terre pourrait réaliser, à titre posthume, l'horrible dessein de Karpan.

Pour aider son amie vinéenne, Yoko va prendre tous les risques et se lancer dans cette aventure sans se douter que Khâny lui cache un autre secret...

 

Nous retrouvons Yoko Tsuno pour son vingtième-septième album. Roger Leloup, comment après une telle carrière réussissez-vous à ne pas vous lasser et à ne pas lasser le lecteur ?

 

Ça, c’est au lecteur d’y répondre. Il y a une chose qui est importante chez moi : Je n’ai rien contre les duos trio ou quatuors scénariste dessinateurs, c’est l’histoire qui en résulte qui compte. Mais j’ai été formé sur l’image d’un conteur d’histoire complet… Mes maîtres Hergé, Jacobs, Martin et autres étaient de cette nature. Je n’ai jamais imaginé confier à un autre ma partie scénario, et dans le cas de Yoko partager sa création. Aucune vanité, j’éprouve autant de bonheur à créer mon histoire par les mots que par les dessins. Mon personnage est totalement de ma création et je suis maître de son destin graphique et littéraire. Ceci dit, avec la complicité commerciale de mon éditeur. Mais si j’élève ma fille de papier moi-même, elle ne prend vraiment vie que par la confiance et l’intérêt que ses lecteurs lui portent.

Soyons sincères, comme disait Hergé, il y a 50% pour le texte et 50% pour le dessin. Tout tient dans l’intérêt d’un bon équilibre. La bande dessinée reste de la littérature populaire. Moi, je réfute totalement la bande dessinée pour adultes, parce que la bande dessinée adulte, qu’est-ce que c’est ? Des audaces littéraires ? Des fantasmes d’adultes parsemés de violence, de liberté morale, voire même sexuelle ?… Il est plus difficile d’habiller correctement une fille que de la dénuder… Je suis et reste tout public et estime que Tintin est aussi adulte qu’il est pour les enfants. Et ceux qui en ont gardé l’âme.

Si j’ai gardé, au fil des ans, autant de passion à faire vivre Yoko, c’est parce qu’elle m’offre un éventail imaginaire très varié dans lequel je peux lui offrir action et réflexion dans une ambiance saine.… En bref une existence réelle dans laquelle je veille sur son image physique et morale. Il est une devise qui me guide : Ne pas donner aux enfants des autres ce que je ne voudrais pas que les miens lisent !

 

J’ai travaillé chez Hergé pendant 15 ans. Je me suis rendu compte un jour que je ne ferais pas carrière, que je serais toujours un de ses assistants. Je dépendais évidemment de la production d’Hergé. Comme Hergé produisait de moins en moins, j’ai travaillé pour plusieurs dessinateurs. J’ai fait les Schtroumpfs avec Peyo. Jacobs voulait que je fasse le second tome du Professeur Sato. J’ai refusé parce qu’on n’avait pas son nom dedans et on gagnait deux fois rien. Les monstres sacrés avaient des assistants et on travaillait donc sous le nom d’un autre. Travailler pour les autres c’est magnifique, mais, à un moment donné, j’ai voulu faire des choses pour moi-même. Hergé ne donnait jamais l’occasion de dessiner ses personnages, ce qui était une chance. Je n’ai pas fait du Tintin. Je n’ai pas eu à m’adapter au style de Tintin. J’ai travaillé aussi sur des décors de Martin, mais je ne faisais pas les personnages. J’avais ma liberté.

Un jour, Peyo m’a proposé de reprendre « Jacky & Célestin ». La revue pour laquelle ils étaient prévus ayant pris Astérix, et je les comprends, on a essayé de les replacer dans Spirou, mais Dupuis n’a pas voulu d’une série refusée par quelqu’un d’autre. Peyo l’a bien compris. Dans cette histoire de « Jacky & Célestin », il y avait un japonais…Je lui ai adjoint une sœur qui s’appelait Yoko. Elle était électronicienne, elle pratiquait le judo et l’aïkido. J’avais un personnage féminin qui pouvait bouger beaucoup sans qu’on se pose de questions. Et puis, je me suis attaché au personnage. J’ai fait des histoires courtes. Dans le référendum, elle a bousculé tout le monde. J’étais « marié » à Yoko. Il n’y avait rien à faire ; c’est elle qui s’est imposée à moi.

Yoko est un personnage auquel je suis très attaché ; je ne saurais pas l’expliquer clairement, je dessine Yoko, elle est là. Elle est très universelle. Je peux la mettre à toutes les sauces. Elle peut faire de la science-fiction, elle peut faire du policier, elle peut faire du voyage dans le temps. Elle est polyvalente. C’est un personnage très difficile à dessiner, avec un visage de porcelaine dont il n’est pas facile de donner une expression. Les yeux qui bougent un petit peu, les sourcils qui se froncent,... Si l’on donne un air fâché à Yoko, elle n’est pas jolie.

Yoko fait partie de ma vie. Je vis grâce à elle et elle vit grâce à moi. Il y a une symbiose, c’est mon personnage. Je lui fais faire que ce que j’ai envie qu’elle fasse, donc elle a une auto protection automatiquement. Je ne l’entraîne pas dans des trucs de sexualité. On s’en moque. Il y a des revues spécialisées pour ça. Yoko est la fille avec laquelle on fait sa vie ; ce n’est pas la fille avec laquelle on passe une nuit.

Ce que les enfants et ceux qui veulent rester jeunes veulent, c’est une histoire qui soit intéressante. Le premier lecteur, c’est moi. Si ça ne m’amuse pas, c’est inutile de le faire, ça n’amusera pas les autres. Ça fait 45 ans que je dessine Yoko.

 

Karpan et Khâny étaient déjà au cœur du Trio de l’étrange, première aventure de Yoko Tsuno. Avec cet album, entendez-vous retourner aux sources et vous diriger vers un bouclage, un peu comme l’a fait fait votre compatriote De Gieter avec Papyrus ?

 

Non, moi, je continue Yoko. Mais effectivement, je boucle l’histoire des vinéens dans le prochain album : « L’exode interdit ». A mon âge, je ne vais pas faire des centaines d’albums. Si je peux terminer le prochain, je serais heureux. La prochaine intégrale reprendra les trois dernières histoires avec les vinéens, où Yoko aura aidé à mettre les choses au point avec Khâny.

De Gieter est un tout petit peu plus âgé que moi, et il a dessiné tout un tas d’autres personnages que Papyrus. Moi, je ne pourrai pas abandonner Yoko. Je ferai des histoires de 15 planches, qui s’enchaînent les unes après les autres, mais qui me permettent de ne pas me dire qu’il faille que je tienne deux ans pour le coup. Il n’y a rien à faire, on n’est pas immortels.

 

 

 

 


 

Les vinéens sont au cœur du Secret de Khâny.

Ce vingt-septième album fait suite, somme toute, au précédent. Les vinéens sont sur une autre planète. J’ai dit à un moment donné qu’il y avait d’autres vaisseaux vinéens qui s’étaient perdus. On voulait que je raconte l’histoire du numéro 3, numéro 4, numéro 5. On ne va pas commencer à courir à travers les galaxies après les vaisseaux vinéens qui sont partis. Pour des histoires qui se passent dans l’espace, il n’y a rien à faire. Si vous voulez créer d’autres univers, vous allez passer dans l’héroïc fantasy ou dans le space opera. Ce n’est plus plausible. Vous allez inventer n’importe quoi. Alors, on m’avait dit : « Oui, mais on ne sait pas ce que les vinéens vont faire. ». Et bien, ils vont sur leur planète et ils ont tout à reconstruire puisqu’ils y reviennent après des milliers d’années. Yoko y a été, pour voir que la planète existait encore. On a eu l’histoire Les titans, La lumière d’Ixo, Les archanges de Vinéa, Les exilés de Kifa,… Chaque fois que j’envoie Yoko sur Vinéa, c’est un voyage d’au moins trois mois. Or, j’ai un problème. J’ai adjoint à Yoko la petite Emilia. A quatorze-quinze ans, elle ne peut pas partir aussi longtemps. Elle est en obligation scolaire. Son père qui ne sait rien de ce qu’elle fait va se demander où elle est passée. J’ai un univers avec les vinéens. Si on suit vraiment l’histoire que j’ai faite et qu’on la vit intensément, on a des vinéens sous nos pieds, sous terre, avec leurs engins. C’est ce que j’ai voulu raconter ce qu’ils faisaient dans cette trilogie qui commence avec La servante de Lucifer. Dans Le secret de Khâny, se passant sur la planète Mars, il me fallait un justificatif de la raison pour laquelle Khâny coupait les ponts avec la planète Vinéa. Il y a une opposition entre les vinéens qui veulent retourner sur leur planète et ceux qui veulent prendre position sur Terre. Parallèlement à ça, il y a un questionnement avec la petite Mina : jusqu’à quel point est-on un robot ou ne l’est-on pas ? Dans notre société, on arrive à avoir des androïdes : dans les domaines de la banque, sur les chaînes de montage automobile,… C’est incroyable. Ils n’ont pas la forme humaine mais ils ont l’intelligence. On va de plus en plus loin. Le problème est qu’un robot a en lui ce qu’on lui a mis. Il ne sait pas fabriquer un programme, ce que sait faire l’être humain avec ses contradictions. Un robot ne peut pas faire une chose qui est contre ce qu’il pense. Si on arrive un jour à dépasser cela, que va-t-on faire avec ces robots ? Quelle place va-ton leur donner dans la société ? Les films I, Robot et Intelligence artificielle traitent de ces thèmes. Jusqu’où va-t-on aller ? On clone des organes. On peut cloner l’os de quelqu’un et le reproduire en plastique. Dieu merci, on ne sait pas faire son propre cerveau et le recopier. On va pouvoir peut-être le faire un jour : prendre ce que vous avez dans le cerveau et le mettre dans un autre. Entre nous soit dit, un cerveau n’est jamais qu’un ordinateur, en dehors de toute croyance et foi. On en arrive à faire en sciences des choses tout à fait aberrantes.

 

Walt Disney s’est fait cryogéniser dans l’espoir de revivre grâce aux progrès de la science.

Le père Kennedy aussi. Toujours est-il qu’on va tout le temps plus loin comme les tissus artificiels. J’ai traité le sujet dans La frontière de la vie. Pourvu qu’on trouve très vite un fond, parce que ça sauvera des vies.

On a toujours voulu reproduire l’être humain. En laboratoire, ça s’appelle une chimère. On prend des éléments d’individus vivants, pas des humains, mais des microbes ou tout ce qu’on veut et on fabrique un être qui n’existe pas. On pourrait faire ça chez les hommes aussi. Vous avez bien la fécondation artificielle. Il y a quand même la matière de base qu’il faut donner. Mais pour le reste… Le jour où l’on pourra choisir le sexe de son enfant, on prend la direction de la biologie. C’est contre nature.

C’est le problème que Yoko a. Je lui transmets ça. Elle considère les robots comme des êtres vivants. Dans La servante de Lucifer, Zarka n’est pas gentille et n’a pas été créé pour l’être. Elle a été créée pour faire peur. Elle aussi se pose des questions. Si Yoko s’en pose aussi de son côté, on en arrive à ce que j’ai fait dans Le pic des ténèbres avec un robot qui prend la position des hommes. Je me suis demandé où est la limite à partir de laquelle un être humain existe.

J’ai titré cet album Le secret de Khâny et non pas La chimère de Mars parce que je ne voulais pas qu’on croit qu’il y ait un animal fabuleux.

 

Karpan est le « grand méchant » de l’histoire. C’est un peu votre Arbacès, ennemi juré d’Alix. Un bon méchant est-il indispensable à une bonne série ?

 

Oui. Et il n’est pas seul. Karpan a évidemment ses lieutenants.

 

Dans cet album, il est question de races, de purification ethnique. Karpan est une sorte de führer. Est-ce une façon pour vous de rappeler à la nouvelle génération les exactions d’Hitler et les affres de la seconde guerre mondiale ?

 

Oui. J’ai vécu cette époque. Parfois, de nos jours, on revoit un peu trop Hitler qui ressort. Il y a des livres qui paraissent. Mais dans des histoires en BD, il y a des nazis pour lesquels on réécrit l’histoire d’une autre façon. Je n’aime pas tellement parler de l’Allemagne nazie. J’avais moins de six ans quand on est parti sur les routes de France en évacuation. J’ai vécu l’histoire de « Jeux interdits ». Mais j’ai aussi vécu l’histoire de « La gloire de mon père » de Marcel Pagnol. Je me suis retrouvé dans la même région. Avec un ami français, nous partions chasser la vipère. Il n’y avait pas de vipères. C’étaient des couleuvres, heureusement. Un été incroyable… C’était la guerre ; les autres se battaient, et moi, j’étais en vacances là. J’ai vu de ces choses… J’ai pleuré parce que j’ai vu fusiller un collaborateur. On était à la terrasse d’un café, il nous prenait sur ses genoux. On jouait au jacquet avec des pions. Je ne voyais pas le mal qui était en cet homme.… Autre chose, je me suis retrouvé dans un cockpit d’avion de guerre. Je n’ai pas décollé avec, mais le type a mis les gaz et nous a fait croire que nous partions. La queue de l’avion s’est levée, il a roulé, puis la queue s’est reposée. Il faisait simplement chauffer le moteur parce qu’il faisait froid. On ne faisait pas assez la différence entre les belligérants, jusqu’au moment où nous avons découvert les camps de concentration. Franchement, là, ça a été horrible. De voir ça, tout a basculé. J’ai eu mon père prisonnier, il est revenu avec un œil en moins et le scorbut ! La mort, comme disait mon père, elle peut tout gagner. C’est comme ça, c’est l’horreur de la guerre. Je n’ai pas envie de l’illustrer car on ne peut rien changer au passé sinon s’en servir pour ne pas le recommencer. Mais gagner de l’argent en me servant de ces horreurs, non !

 

 

 

 


 

Avec ces deux niveaux de lecture, vous montrez la force sous-estimée de la bande dessinée tout public. Vous adresser à tous, est-ce un leitmotiv que vous vous donnez pour chaque album ?

 

Il faut rester « tout public ». C’est important. J’ai le projet d’une petite histoire avec Rosée-du-matin, la petite Zhitta, le dragon, etc. Il leur arrive quelque chose d’incroyable au nez et à la barbe de Yoko. Emilia ne va pas remplacer Yoko, mais elle me permet de faire l’avocat du diable. Dans Le septième code, elle est tout à fait désagréable. Des gens m’ont dit avoir eu envie de la retirer de l’album. C’était voulu ; j’ai réussi mon coup. Il y a des gens écorchés vifs, qui sont désagréables, mais qui, en fait, ont un problème à l’intérieur.

Je vais à contre-courant de beaucoup de bandes dessinées. Les éditeurs vont trop loin. Je ne suis pas d’accord avec eux. Ils éditent des trucs pour les adultes qui sont très violents. Parfois quand je dénonce à mes amis de Dupuis certaines violences, d’actes et de mots, on me répond que c’est ainsi maintenant. On banalise trop la violence gratuite. Dans les films, c’est pareil. Même les Transformers, c’est de la mécanique, mais c’est violent. Les gens meurent comme ils respirent. Il ne faut pas exagérer. S’il n’y avait pas les effets spéciaux, vous n’avez rien dans le film. C’est pareil dans la bande dessinée. J’estime que si l’on travaille pour la jeunesse, il faut mettre des barrières vers ce que l’on ne veut pas leur voir adopter comme la banalité de la vie… Cela ne fait pas de tort aux adultes non plus !

 

Sans dévoiler le dénouement de l’intrigue, cet album délivre un message d’avenir en expliquant qu’il faut prendre dans le métissage ce qui convient le mieux d’un côté ou de l’autre à son bonheur. C’est un message de paix, de fraternité et de tolérance que vous avez voulu délivrer ?

 

Oui, mais encore une fois, je ne fais pas de Yoko une superwoman ni une philosophe… Elle pense dans la lignée de l’éducation qu’elle a reçue, tout comme je le fais parfois à sa place. Dans ce 27ème album, j’ai confié à Akina, l’ordinateur de bord qui, avec toute sa puissance et sa lucidité, va mener à bien une action que Yoko n’imaginait pas pouvoir vivre

Yoko est une humaniste. Elle respecte l’adversaire. Elle ne met pas les pieds où elle ne doit pas les mettre. Quelle que soit la croyance ou le Dieu que l’on prie, si c’est pour devenir meilleur, on a raison de le faire.

Avec internet, n’importe qui peut dire n’importe quoi, sans avoir de diplôme pour le dire. C’est très dangereux de ce côté-là.

Je ne veux pas laisser un message avec Yoko. Je lui transmets mes joies, je lui transmets mes craintes.

 

Il y a de l’Odyssée aussi dans cette histoire. Khâny veille sur les vinéens endormis comme Ulysse sur ces compagnons. Est-ce que finalement l’Histoire ne raconterait pas toujours la même histoire ?

 

Nous naissons avec toutes les vertus quand nous arrivons au monde. Et nous les perdons. Nous devenons adultes suivant ce qu'il se passe. Il n'y a rien à faire. Il faut se tailler une place au soleil.

Je raconte des histoires. Le pire avec moi, c’est que quand je dis quelque chose, on croit que c’est la vérité. Je suis sans cesse en train d'essayer de me justifier. Hergé n'a jamais eu ce problème avec Tintin. Dans Le septième code, Yoko boit de la vodka. Et le chien en boit. Vous savez qu’on me l’a reproché ? On ne laisse pas boire de la vodka et un chien.

 

Pourtant, Milou a bien bu du whisky…

 

Et, à lui, on ne lui a rien dit. J'ai un chien qui s'appelle Newton. Parfois, ma femme me demande ce que je lui ai donné. Je lui réponds : un verre de whisky !

 

Dans cet album, il y a aussi un clin d’œil à la guerre des mondes. Une de vos lectures de jeunesse ?

 

Je ne sais pas si vous êtes comme moi, j'aime beaucoup Wells. J'adorais Jules Verne. Expliquer comment on fait de la poudre à canon, comment il fonctionne… J'aime bien démonter un engin pour montrer comment ça marche. Concernant Wells, il y a eu un film de « La guerre des mondes » juste après la guerre. Mais il n'y a rien à faire, il y a des choses qui changent. Les martiens viennent sur terre, prennent des terriens et les obligent à travailler pour eux. La dernière version avec Tom Cruise, c'est n'importe quoi. Les robots ne se tiennent pas debout, ils sucent le sang humain. Ce que j'ai voulu, c'est faire ça à l'envers. Si les martiens sont tellement malins, ils doivent d'abord analyser l’atmosphère terrienne en voyant s'ils pourraient y vivre. Ils ont mis un canon sur Mars en tirant sur la terre pour assainir les bactéries et les microbes. Les bactéries sont nécessaires parfois pour vivre. Mars était la seule planète sur laquelle je pouvais envoyer Yoko. Sur Vénus, c'est horrible et sur Mercure c'était encore pire. Mars est donc la seule planète sur laquelle on pouvait aller. Vous pourrez lire un dossier dans l'album en version grand format. Pour aller sur Mars, c'est très compliqué. Il faut envoyer du matériel, puis un an après, envoyer des hommes... Il y a déjà des types qui ont pris les tickets pour aller sur Mars. Aller sur Mars est un projet qui pourrait être supérieur aux autres. Mais je ne vois pas ce que ça porte. On a vu le robot Curiosity qui roule sur Mars. Il a creusé un trou de six centimètres pour voir que la roche n'était pas rouge mais grise. La couleur rouge vient de nuages de poussières. Quand ils font des photos sur Mars, il faut parfois attendre des semaines et qu'il n'y ait plus de tempête. Il y a des canaux sur Mars. Il n'y a pas si longtemps on pensait que c'était des martiens qui les avaient fait. On pensait que les changements de couleurs, avec les saisons, c'était la végétation, qu’on irriguait la végétation. Mais c’est un tas de cailloux, comme la lune.

Entre nous, on a dépensé des fortunes pour aller sur la Lune. Et ça sert à quoi ? À rien. Il y a toujours des gens qui meurent du cancer. Si on mettait tout l'argent utilisé pour faire les guerres à la recherche contre le cancer, il y aurait des gens qui seraient plus heureux.

 

Votre graphisme est d’une régularité étonnante. Depuis le milieu du Trio de l’étrange, il semble avoir atteint son apogée et n’a jamais faibli, n’a jamais vieilli. Est-ce qu’une telle qualité résulte du fait que vous prenez du temps pour faire un album ?

 

Au début du « Trio de l’étrange », le graphisme est un peu différent. Tillieux m’avait dit d’adopter un style plus caricatural, que ce serait plus facile. Mais ce n’était pas mon style.

Là où Yoko a beaucoup changé, c’est à partir du septième album : La frontière de la vie, surtout intérieurement.

Pour mon graphisme, j’avais quinze ans de décors de Martin. Et il ne m’a jamais montré comment faire des décors. Je faisais comme il voulait et ça collait. J’avais mon travail chez Hergé. Il ne m’a jamais montré non plus comment il fallait faire. Il me faisait recommencer, mais il était très correct et très respectueux avec le travail. Dans mon style, sur Yoko, ce sont les personnages que j’ai réadaptés, mais les décors je les avais dès le début. Je ne suis pas dans un style de décors super-réalistes, mais néo-réalistes. J’ai de la synthèse dedans, un peu comme faisaient les égyptiens. Quand ils dessinaient un chat, ils ne faisaient pas tous les poils. Ça plait ou ça ne plait pas. Je mets beaucoup de détails. J’essaye d’être exact. Si je mets une voiture dans mon scénario, je dessine la voiture. Si je mets un avion, je dessine l’avion. Je suis un des rares dessinateurs qui va montrer un tableau de bord comme si on était dans l’avion. Je me documente, je cherche,… J’aime les avions. J’ai fait du modélisme. A quatorze ans, j’ai piloté. Je sais donc ce qu’Emilia ressent lorsqu’elle pilote. Quand vous tenez le manche, vous avez le monde à vos pieds. J’avais des contacts dans un club d’aviation. On a aidé à construire des Bébés Jodel, de petits avions de type français avec un moteur Volkswagen. Il n’y avait de la place que pour une personne. On construisait ça comme on construisait des avions miniatures. On utilisait pour coller les contreplaqués un produit qui nous faisait sortir complètement ivres du hangar. Pour nous récompenser, le week-end, quand on accrochait le planeur au remorqueur, on courrait et bien souvent je montais à l’avant, parce que le pilote se réservait le siège arrière. J’habitais un pays assez vallonné. Un mécanicien m’a appris à piloter. Cela m’a servi quand j’ai fait du modélisme. J’ai été deux fois champion de Belgique, vice-champion d’Europe et j’ai eu le deuxième temps aux championnats du monde. J’ai aussi fait de la télécommande avec mon fils ce qui m’a permis de passer des heures extraordinaires. Je n’avais pas la vocation d’étudier les mathématiques. Je me suis retrouvé avec des hommes plus expérimentés scientifiquement et j’étais trop jeune pour eux. C’est ce qui m’a dégoutté pour être pilote. Arthur Piroton a fait une bande dessiné sur le sujet du modélisme : « Les casseurs de bois ». Quand vous faisiez voler un planeur électriquement, après une heure de vol, je le posais. Maintenant, on ne peut plus le faire car on ne peut plus voler au-dessus de 120 mètres. Et puis, je suis trop âgé. Je ne peux plus me tenir pendant une heure avec la tête en l’air.

Je vois tout en relief, comme si les avions se construisaient devant moi. Ça se sent par exemple dans Le maléfice de l’Améthyste où il y a une manœuvre de Yoko qui plonge sur l'aile du gros avion. J'essaye de ne pas faire de fautes c'est ma passion pour les avions. Quand j'ai fait l’écorché de l’avion de Carreidas pour Hergé dans Vol 714 pour Sydney, c’était l’occasion de travailler sur quelque chose que j’aimais bien.

 

Comment concevez-vous une couverture ? Comme une affiche de cinéma ?

 

Non, je ne pense pas à ça. Je cherche parfois une scène qui fonctionnerait bien. Mais pour la dernière, j'avais fait une scène où le robot, sorte de méduse, renversait Yoko. Ce n'était pas facile, il fallait que je mette l’action dans l'autre sens… Alors, j'ai pris mes contacts, et j'ai pensé que la beauté de Khâny et de Yoko accrocherait beaucoup en couverture. En arrière-plan, il y a la planète Mars et un engin spatial. La couverture de Message pour l'éternité est du même type, avec Yoko à l’avant-plan et les singes en arrière. On m'a reproché des couvertures comme celle de La servante de Lucifer avec beaucoup de choses.

La couverture de ce nouvel album se verra mieux en vitrine. Mais je ne suis pas seul à décider. Pour Le trio de l'étrange, j'avais fait une autre proposition beaucoup plus significative qui me convenait mieux…

 

 

 

 


 

Dialogues et récitatifs sont d’une qualité à la Jacobs. Est-ce un héritage de l’école Hergé, esprit moins présent à Marcinelle ?

 

Dans les récitatifs, je suis plus littéraire. Il y a un petit texte que l'on pourrait ne pas mettre, mais parfois, cela donne le climat. Répéter dans le récitatif ce que l'on voit sur l'image ne sert à rien. J'ai une anecdote avec un dragon déjà vu dans La servante de Lucifer, que j'avais appelé Fafnir. Or, il se trouve que Peyo avait utilisé ce nom dans une histoire avec Gargamel. Je l’ai donc modifié.

 

Avez-vous déjà travaillé avec des assistants ?

 

Non. Il faudrait quelqu’un qui travaille comme moi. Or, s’il sait faire ce que je sais faire, il vaut mieux qu’il travaille sur ses propres histoires. J’aime bien être seul, écouter ma musique quand j’ai envie de l’entendre et élever ma fille moi-même.

 

Est-ce que la mode Manga des années 2000 a eu une influence sur Yoko ?

 

Non, pas du tout. J'ai un slogan : Yoko n'a pas attendu l'arrivée du manga pour être japonaise. Il y a deux ans, à la Japan expo, on m'a sollicité pour une participation. Les japonais sont venus filmer chez moi ils étaient étonnés du soin que j’apportais à Yoko. On m’a demandé une grande expo pour cette manifestation. Vis-à-vis de mes collègues, je n'ai pas voulu aller soutenir des stands de mangas. Les japonais sont avant tout exportateurs et rarement importateurs de BD. Ils sont rarement producteurs d’avenir pour ceux de qui ils se servent. Pour me convaincre, on a été jusqu’à me demander de recevoir l’Ambassadeur du Japon dans mon atelier. L’Ambassadeur du Japon c’est la personne la plus importante après l'Empereur en Belgique. On ne l’invite pas comme on le ferait pour une interview... J'ai donc refusé. Je ne me suis pas laissé faire avec ça. Ils sont allés filmer à la Japan expo. Ils ont demandé à une vingtaine de personnes s’ils connaissaient Yoko. Les mangas, plus c'est japonais, plus ça sert Yoko. Mais Yoko, ce n'est pas du manga. On m’a fait miroiter l’occasion de lancer Yoko au Japon… Absurdité, lorsque l’on réalise qu’en 45 ans, Dupuis n’est pas arrivé à offrir à Yoko une édition en japonais.

Autre anecdote : je vais dans une librairie spécialisé parce qu’il y avait des figurines Yoko. Le libraire me dit : « On ne vous voit pas souvent Monsieur Leloup. Par contre, votre petit-fils est un de nos meilleurs clients. » Il était un fervent lecteur de mangas et je ne le savais même pas… Les Mangas c’est un esprit japonais et une façon de voir à eux. Mais certaines choses s’y trouvent qui justifient la passion que certains leur consacrent.

Moi, je suis allé au Japon pour une exposition sur les techniques d’avant garde.. J’avais rendez-vous avec un journaliste. Je suis arrivé un peu en retard à l’exposition. Or, au Japon, on n’est jamais en retard. Il se trouve que la personne avec qui j’avais rendez-vous s’était absentée. Je me suis retrouvé avec son épouse et sa fillette, petit bout de choux de trois ans qui me regardait en me tendant une feuille. Je lui fais un crayonné. Le journaliste revient et me demande poliment de faire le portrait de sa fille. Je ne suis pas caricaturiste. J’ai fait le portrait d’une petite japonaise qui ressemblait à Rosée-du-matin. Je réussis la caricature. Ils partent en me laissant la petite fille et reviennent avec une calculatrice du format d’une carte de crédit. C’était une des premières que l’on voyait. Le lendemain, à l’hôtel, on me glisse le journal le plus important de Tokyo. En première page, se trouvait le dessin que j’avais fait, avec ce commentaire : « Un grand dessinateur venu d’Europe dessine la fille de notre rédacteur en chef. » Pas un mot sur Yoko. Ce sont des souvenirs inattendus et magnifiques.

J’ai aussi vécu des choses extraordinaires avec une petite Yoko vivante canadienne : Caroline. Ce n’était pas Yoko mais elle était jolie comme un cœur. J’étais à Québec et j’ai reçu un jour un coup de téléphone de l’ambassadeur du Japon. J’ai d’abord cru à une farce de mon attaché de presse. Mais c’était vraiment l’ambassadeur. Il préparait une réception pour l’anniversaire de sa Majesté l’empereur à Montréal. Il me demandait de venir avec la petite Yoko, habillée avec un kimono. Nous avons été très bien reçus. De retour dans l’avion, l’hôtesse de l’air nous amène le journal avec Caroline en couverture. Ce sont de beaux souvenirs tout ça.

Je lui dois ça, à Yoko. Je lui dois tout ce que j’ai vu dans le monde. Nous n’avons jamais été en Amérique. Mais en Asie, ça, oui. La petite histoire que j’ai faite avec « La jonque céleste » est extraordinaire. J’ai fait la Corée avec ma fille d’adoption qui est d’origine coréenne . Je suis allée six fois à Hong-Kong. J’ai des livres en chinois avec Yoko.

 

Dans certains albums, on sent que Vic et Pôl sont presque « exagérément » en retrait par rapport à Yoko. Etait-ce pour la protéger qu’ils ne lui prennent pas la vedette ?

 

Non, non. Ils m’encombrent parfois ces deux-là. Vic est sérieux mais Pol est un comique. Alors, je l’ai casé en lui donnant Mieke.

Vous pouvez aussi vous demander pourquoi la petite Emilia est venue. Elle s’appelle ainsi car c’est un prénom qui est assez bien donné en Russie pour le moment. A un moment donné, j’ai eu un trou sur ce que j’allais faire avec Yoko. J’ai eu l’envie de faire une autre histoire, et même d’aller voir un autre éditeur, avec une petite fille de quatorze ans qui, comme moi, vole en avion dans les années de ma naissance 33-34. Mais je me suis rendu compte qu’il était impossible de faire Emilia et Yoko en même temps. Alors, je les ai mises ensemble. Chez Dupuis, ils ont eu peur que je fasse Emilia à la place de Yoko.

J’ai préparé un site, qui n’est pas encore visible, avec les aventures intemporelles d’Emilia. Dans Le maléfice de l’améthyste, il y a toujours la machine à remonter le temps, mais l’œuf central n’est plus là. Il a été renvoyé à l’époque en 34. Dans une prochaine histoire, on va voir qu’Emilia peut remonter le temps, aller voir son grand-père. Celui-ci se languit parce qu’il ne voit pas son arrière-petite-fille. Il envoie régulièrement l’œuf à notre époque avec un chat dedans. Quand il revient, il voit si le chat est toujours vivant. Emilia va repartir avec… Ce sera une histoire courte. A l’avenir, je veux me diriger vers ce type d’histoires.

 

Peut-on imaginer voir un jour Yoko tomber amoureuse ?

 

Dans la série, il y a toujours eu une héroïne secondaire, qui me permet d’amener de nouvelles réactions de Yoko. Je n’ai pas envie qu’il y ait un lecteur qui tombe amoureux de Yoko et qui soit déçu. A un moment donné, je protégeais Yoko comme on protège sa fille. Avec Vic, elle échange des tendresses. Cela me suffit et lui suffit !

Un couple franco-japonais, ce n’est pas facile parce qu’il y a toujours une branche de la famille qui ne comprend pas l’autre. Ils ne sont pas spéciaux, ils vivent autrement.

 

Deux albums sont pour moi à mettre en exergue dans l’ensemble de la série de façon tout à fait subjective. Le premier, c’est « La proie et l’ombre », conçue comme une tragédie théâtrale, avec une ambiance à la Harry Dickson et Agatha Christie. Est-ce comme cela que vous l’avez conçu ?

 

Oui. Je voulais une histoire en Angleterre avec un château. Je ne voulais pas reproduire un château existant. Ils sont tous classés. J’ai fait une maquette en prenant des morceaux de châteaux à droite et à gauche et en inventant des trucs. Il me manquait une tour d’angle et, c’est amusant, le facteur m’apporte un dessin que l’on m’avait envoyé dans un rouleau de carton. Je me suis précipité comme Donald le canard qui se précipite sur le colis qu’il attend impatiemment. La tour allait. J’ai terminé ma maquette et ai pu prendre des photographies sous tous les angles.

Bien qu’il n’y ait pas de connivence avec l’Angleterre comme entre la France et la Belgique, les anglais ont aimé l’ambiance très british de l’album.

 

Le deuxième est « Le dragon de Hong-Kong », que vous avez dédicacé à votre fille Keum-Sook. Est-ce le véritable nom de Rosée du matin ?

 

Oui. Le costume qu’elle porte est celui que portait ma fille adoptive coréenne quand elle est venue. Ils lui avaient mis trois costumes l’un sur l’autre. Elle n’avait pas de bagage. C’était incroyable. Je ne l’ai pas adoptée parce qu’elle me rapprochait de Yoko. On voulait un troisième enfant. Il y avait un danger pour ma femme. Nous avons choisi d’adopter une coréenne de cinq ans car je voulais avoir un âge raisonnable pour elle quand elle aurait vingt ans. Elle est arrivée très introvertie. Le premier jour, nous avons commencé à faire les courses avec elle. Elle attrapait tout ce qu’il y avait dans les rayons du supermarché et mettait tout dans le caddie. Elle faisait la tête parce qu’on ne lui payait pas une poupée,… J’ai repris ces traits de caractère pour Rosée-du-matin. Mais dans le cas de Yoko, ce n’est pas une adoption. Yoko est sa tutrice. Dans La jonque céleste, je lui ai donné des cousins en Chine. C’était bien vrai ce que je racontais. Un fois, ma fille a vu un reportage sur une jeune coréenne qui retournait dans son pays. Sa mère, qu’elle retrouve, lui a dit de retourner d’où elle venait, qu’elle ne connaissait pas le bonheur qu’elle avait d’avoir été adoptée.

Rosée me permettait de faire une sorte de Yoko plus jeune.

Avec Yoko, j’avais toujours cru que j’avais fait une japonaise un peu trop chinoise. Deux japonaises m’ont dit : « Ma sœur, c’est vraiment Yoko comme deux gouttes d’eau. » Tant mieux. Mais il y a une chose que j’ai faite, c’est de lui donner une grand-mère chinoise.

Yoko, c’est la poésie chinoise avec l’efficacité japonaise. Là-dessus, sachant que les japonais n’aiment pas trop les chinois et les chinois n’apprécient pas trop pas les japonais, j’étais assuré qu’ils ne me la prendraient pas.

 

 

 

 


 

Cette histoire est une variation de Godzilla. Est-ce un mythe que vous appréciez particulièrement ?

 

Non, je ne connaissais pas Godzilla à l’époque. Mon petit-fils me l’a fait découvrir dernièrement. La version américaine est très différente de la version japonaise. C’est violent.

Ce qui me choque dans les mangas, c’est qu’il y a souvent des histoires de guerre qui mettent en scène des adolescents. Ce ne sont jamais des personnes plus âgées. Les adolescents obéissent à des capitaines. Et les filles qui y orbitent sont diablement jeunes pour les « souffrances » qu’on leur impose.

A Bali, j’ai vu une jeune danseuse magnifique. C’est celle que l’on voit dans Le matin du monde. Il m’est arrivé quelque chose d’extraordinaire. J’avais oublié les batteries de ma caméra et suis parti dans les couloirs en bambou de l’hôtel. Je suis tombé sur toutes les petites balinaises qui mettaient leurs costumes. J’en vois deux, dont l’une habillait l’autre. Je les pensais sœurs, mais elles étaient mère et fille. Elles semblaient toutes les deux avoir 18-20 ans, mais l’une d’elles en avait 40. Avec les asiatiques, il est difficile de donner un âge. Parfois, j’ouvre les yeux de Yoko un tout petit peu trop fort. C’est énigmatique. Ça dépend de ce qu’elle fait. Ce n’est pas évident de lui définir un âge exact.

 

Y a-t-il eu des projets de dessin animé ou de films avec de vrais acteurs ?

 

J’ai eu un contact à Los Angeles. Quelqu’un voulait faire un truc avec Yoko. Un projet a été fait. Un responsable de la Metro Goldwyn Meyer m’a appelé. Il voulait bien faire un film avec Yoko, mais pas avec une japonaise en héroïne principale. Le lobby des vétérans de la guerre, avec Pearl Harbor, est important. Les japonais ayant attaqué les premiers, il n’était pas question d’utiliser une héroïne japonaise. Je lui ai parlé des morts d’Hiroshima et de Nagasaki. Il m’a répondu que les choses avaient beaucoup changé depuis le 11 septembre. Je ne pense pas et ne vois pas de conquête américaine pour Yoko.

 

A l’instar de Morris avec Lucky Luke et bien que vous ayez travaillé sur d’autres séries, pourquoi Roger Leloup est-il l’homme d’une seule grande héroïne ?

 

Oui. Mais dans Lucky Luke, il y avait encore quand même des scénarii de Goscinny. Moi, je n’ai jamais eu de scénariste. Ce n’est pas parce que je crache sur les autres. Et j’ai aussi écrit des romans.

Pour Le pic des ténèbres, j’ai eu le grand prix de science-fiction française jeunesse et pour L’écume de l’aube, j’ai eu le prix Saint-Exupéry. Donc ça veut dire quand même qu’il y en a qui estiment que je sais écrire. Quand vous écrivez, vous entrez dans l’âme de vos personnages. C’est quelque chose qui manque dans la bande dessinée, parce que si vous faites penser vos personnages, vous ennuyez tout le monde. Quand vous racontez avec la magie des mots, vous savez faire ressentir ce que les personnages ont dans l’âme et ce qu’ils pensent. Disons que j’aime bien écrire. Je travaille beaucoup mes textes aussi. Yoko, elle m’appartient : c’est une vie en symbiose. Je me lève le matin. J’ai déjà une pensée avec mon personnage. J’insiste bien : je n’ai jamais été amoureux de Yoko, c’est ma fille de papier. C’est comme si j’essayais de la rendre la plus heureuse dans ses histoires. Et puis, Yoko c’est tellement de travail que je ne me vois pas partir avec d’autres vers l’aventure… Je glisse dans Yoko des héroïnes secondaires à foison qui permettent à Yoko de s’adapter à des situations différentes et d’avoir une palette d’aventures variées.

 

Vos propos sont très émouvants.

 

J’ai la réputation d’être très près de mon personnage, d’avoir beaucoup, beaucoup à raconter autour de lui. J’ai été étonné parfois des interviews d’Hergé ou d’Uderzo qui disaient qu’avoir plusieurs personnages ça les amusait. Moi, je n’ai qu’un personnage, je lui dois tout. Si je n’avais pas trouvé Yoko,… Je ne vous parlerais pas en ce moment.

J’ai eu la chance de travailler pour Hergé, mais ne croyez pas que c’était un escalier pour monter plus haut. Quand je l’ai quitté, tout le monde me demandait si Hergé ne serait pas fâché si on me donnait du travail ailleurs. Mais du fait que l’on ait travaillé pour Hergé, on n’ose pas vous prendre pour travailler avec quelqu’un d’autre. C’est un grand bonhomme. J’ai travaillé pour les albums d’Hergé, mais il n’y a pas mon nom dedans. L’ouvrier qui monte les Twingo pour Renault n’a pas son nom sur la portière.

Hergé vous donne un livre en vous disant : « Moi, je n’aime pas la science-fiction. Vous aimez bien. Pouvez-vous le lire pour répondre au gars qui me l’a envoyé ? ». Je le lis, je suis pris par le récit, je regarde la couverture, c’était La nuit des temps de Barjavel.

Vous sacrifiez sans prétention tout votre avenir, votre nom à un seul homme, si cet homme vous donne un avenir assuré. Hergé, je ne sais plus quel âge il avait à ce moment-là, mais il ne travaillait plus beaucoup, je n’avais plus d’avenir avec lui. J’ai travaillé beaucoup dans Vol 714. J’ai créé l’avion de Carreidas. A un moment donné, pour une petite communauté, vous faites l’objet de jalousies, vous êtes l’homme qui monte trop haut auprès d’Hergé. J’en ai eu marre de ça. Je ne joue pas les courtisans. J’ai demandé à Hergé de me rendre ma liberté. Il m’a dit ceci : « Attention Roger, mener une femme dans la bande dessinée, ça n’a jamais marché. ». Ben, j’ai essayé. Deux ans après, je lui ai présenté deux albums que j’avais faits. Il m’avait dit : « Vous pouvez revenir si ça ne va pas. ». Il m’a regardé gentiment et m’a dit : « Vous ne reviendrez jamais. Je vous comprends. ».

Jamais, c’est ça qui est terrible, je n’ai reçu un mot d’encouragement de ceux pour qui j’ai travaillé (à part de mon éditeur bien entendu). Je fais Yoko dans mon coin. Je viens de finir une histoire. Il est certain que c’est seulement dans deux ans que la machine Dupuis accélérera pour Yoko si un nouvel album est en jeu… D’ici là, on me laisse travailler en paix. Et un jour, on s’aperçoit que vous avez 80 ans et que vous dessinez encore un truc valable.

Il y a un proverbe qui dit : « Il vaut mieux mourir dans les bras d’une jolie fille que dans les bras d’une charrette. ». Alors Yoko, j’essaie de la rendre jolie et de ne pas faire mentir le proverbe. Mais vous serez témoin que je n’en fais pas une pin-up. On m’a dit qu’elle n’était jamais très dénudée. Mais si vous regardez les vinéens, les gens à la peau bleue, et que vous enlevez tous les traits des scaphandres, ils sont pratiquement nus parce que c’est un scaphandre qui colle à la peau. Quand je dessine Yoko, parfois, je ne vais pas la dessiner avec tous les vêtements. Les calques que je fais parfois, c’est comme si elle était en collants blancs. Elle peut prendre pour certains une allure un peu érotique. Tous les calques que j’ai comme ça, je les déchire. Je ne veux pas que l’on dise un jour que j’ai dessiné Yoko nue, parce que je n’y ai jamais pensé. J’adore lui, donner de jolies tenues suivant les épisodes.

Un présentoir a été fait sur lequel Yoko est vraiment très belle. Elle tend les mains et les livres se mettaient dans un petit bac, très grand d’à peu près un mètre cinquante de haut. Et à l’imprimerie ils ont dû recommencer le tirage parce que des personnes de l’imprimerie avaient volé les pages pour les mettre chez eux. Elle était trop jolie… Dernièrement, j’étais là avec sa tête près de la mienne. Je la regardais vraiment dans les yeux comme si elle me regardait et je me demandais comment j’avais pu dessiner ça. Je n’en ai pas le souvenir ; le crayon cours et puis elle est là. Quand je la regarde, elle me regarde. Il n’y a rien à faire…

 

 

 

 



Fin de la première partie.



Publié le 30/07/2015.


Source : Bd-best

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