Frederic Lorge au coeur de la Comic Art Factory : « Une oeuvre, on la choisit d’abord pour soi, pour son rayonnement et l’émotion qu’elle procure, ça doit être le moteur de l’achat »
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Frederic Lorge au coeur de la Comic Art Factory : « Une oeuvre, on la choisit d’abord pour soi, pour son rayonnement et l’émotion qu’elle procure, ça doit être le moteur de l’achat »

À ciel ouvert du web depuis quelques années, la Comic Art Factory a trouvé quatre murs, un toit et de belles baies vitrée dans la chaussée de Wavre à Bruxelles. Pour fêter ça, c’est dans l’univers délicat et tellement porteur de Renaud Dillies que cette galerie qui entend faire parler la passion avant le pognon, s’est glissée. Derrière elle, on trouve d’ailleurs un amoureux de la BD, et plus largement des arts et de la culture : Frédéric Lorge. Rencontre.

 

 

 

 

 

 

 

Renaud Dillies et Frédéric Lorge

 

Bonjour Frédéric, dans quelques heures, vous ouvrirez les portes de ce nouveau temple de l’original, la Comics Art Factory. Mais comment cette histoire a-t-elle commencé ?

En 2014, lorsque j’ai pris l’initiative de contacter moi-même des auteurs et illustrateurs, comme Quentin Gréban ou Isabelle Dethan, leur demandant s’ils n’avaient pas envie de vendre quelques oeuvres. Une envie qui me trottait dans la tête depuis un bout de temps. Tout en pensant que ça arriverait plus tard, en 2019 ou 2020. Et ça arrive maintenant. Mais devenir galeriste, ça ne relevait pas d’un but, ni même d’un fantasme. Il fallait que cela arrive en faisant concorder lieu, espace, bail pas trop cher, etc.

Une chose était certaine, je ne voulais pas d’un couloir comme on en voit trop souvent dans les galeries. Du coup, la Comics Art Factory ressemble un peu à un personnage des Îles de paix avec un petit couloir bordé de pièces et avec une mezzanine et des grandes baies vitrées.

 

 

 

 

En vitrine, non pas des planches, mais des cases !

Je voulais pouvoir proposer en vitrine un agrandissement de l’une ou l’autre case de l’artiste exposé (ici, en l’occurrence, Renaud Dillies). Il m’importait de varier la présentation, d’aller au-delà de  cet aspect très « brocante » de l’éternelle planche présentée comme un tableau sur un chevalet. Maintenant, peut-être qu’un jour, j’y reviendrai. Mais j’essaie de jouer avec le côté graphique, d’exploser et explorer la taille d’une case ou d’une succession de cases. Pour le moment, c’est une séquence entre Abélard et Gaston et la deuxième case de la première planche de Saveur Coco.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bon, à l’intérieur, le visiteur retrouvera les planches exposées de manière plus classique. Dans le futur, je tenterai peut-être des choses plus acrobatiques.

Mais ce goût de la BD, d’où vous vient-il ?

Mon papa m’a appris à lire avec les publications de comics de LUg, les Strange, les Nova. Après, sont venus Lucky Luke, Gaston, le Spirou de Tome et Janry avant les autres. Mais pas les magazines Tintin ou Spirou, je ne supportais pas que ma lecture soit fragmentée.

Ce n’est que bien plus tard que j’ai commencé à collectionner. Des planches américaines, dans un premier temps, puis du Franco-Belge, qui n’était pas plus facile à acheter.

Et sur le plan professionnel ?

J’ai fait des études de communication à l’Ipsma, j’ai fait quelques piges avant de devenir journaliste BD dans Belgique N°1, le Vlan de Charleroi. J’avais accès à un service presse et une totale liberté de m’exprimer entre le manga, les comics, le franco-belge. Sans viser uniquement le populaire. J’ai également fait des interviews BD pour un fanzine, Devor-Rock qui parlait autant de musique que de BD. Pendant une bonne dizaine d’années

J’ai le souvenir mémorable d’une interview surréaliste et croisée de Midam et Darasse à l’époque du Gang Mazda et de la sortie du premier Kid Paddle. Nous l’avions fait dans un café. Et malgré l’heure matinale, on avait eu l’impression que tout le monde était en état d’ébriété. Midam, dès le début, j’ai senti qu’il tenait quelque chose avec Kid Paddle. J’aime ses gags, sa maîtrise de l’absurde, ses strips. C’est l’un des plus grands gagmen de ces vingt dernières années.

 

 

 

 

Avant de devenir galeriste, parmi vos 1000 vies, vous avez aussi été chanteur, sous le nom de Deauville. Info ou intox ?

Vu les ventes de CD’s, confidentielles, peu de gens sont au courant. (il rit) Là encore, c’était une envie que j’avais depuis longtemps et qui, je le savais, prendrait vie un jour. Pour le coup, ce fut, entre mes 35 et 37 ans. J’ai concrétisé cette envie en chantant mes textes sur mes propres mélodies, en compagnie d’un arrangeur (ndlr. reconnu, quand même, puisqu’il s’agissait de Phil Delire). J’ai vécu cette expérience sincèrement tout en apprenant à être homme-à-tout-faire comme être mon propre attaché de presse . Ça forge le caractère !

Et déjà, sur vos pochettes, le dessin était bien présent !

 

 

 

 

Oui, si je me doutais que peu d’albums trouveraient acquéreurs, je voulais bien faire les choses. J’ai ainsi fait appel à Isabelle Dethan qui avait signé Le Roi Cyclope et avait emporté les contes et légendes bien loin des stéréotypes avec des couleurs qu’on n’avait pas l’habitude de voir. Mais aussi à Emmanuel Lepage qui est l’un des dessinateurs que j’admire le plus depuis La Terre sans mal. Il arrive tellement à dessiner les corps au naturel, sans les sexualiser. C’est tellement touchant, doux et tendre. J’ai été touché par sa candeur, son empathie. J’ai savouré cette collaboration qui m’a beaucoup touché.

Pour le coup, c’est un autre dessinateur très touchant auquel vous faites la part belle pour l’ouverture de votre galerie : Renaud Dillies. Et c’est la première fois qu’il vend ses originaux.


Notre rencontre remonte à cinq ans, lors de la parution de Saveur Coco. Je vais rarement en séances de dédicaces, mais cette fois-là, je n’ai pas pu m’en empêcher. J’avais envie de discuter avec lui… et de lui acheter une planche. Mais il ne vendait pas.

Du coup, à raison d’un ou deux mails par an, je le relançais. Jusqu’à ce que je le rencontre pour Loup à Angoulême et qu’il accepte enfin. Les étoiles se sont alignées délicatement.

 

 

 

 

© Renaud Dillies chez Dargaud

 

Renaud, prouve à chaque page son amour de la narration BD. C’est délicat mais pas m’as-tu-vu. Puis, son travail de lettrage est formidable. Dans Saveur Coco, chaque phylactère commençait par une couleur différente. Très frais. J’aime être surpris et ce que raconte Renaud, ce n’est pas linéaire. Je vais enfin pouvoir lui acheter une planche, je pense à une en particulier.

D’ailleurs, peut-on en savoir un peu plus sur votre collection ?

Une soixantaine de planches, dont une bonne partie se situe sans doute entre 150 et 200€. Il ne faut pas croire que toutes sont à 5000 ou 10 000€.

Le prochain artiste, ce sera Gilbert Shelton.

Je le connaissais très peu. Ses personnages sont de gros consommateurs de cannabis. Moi, je n’ai encore jamais fumé un pétard de ma vie. Donc j’étais totalement passé à côté de ses Freak Brothers. Sauf qu’ils ont un chat, Fat Freddy qui intervient dans des gags. Bien loin d’un Garfield – qui, s’il avait été humain, aurait été un pervers narcissique insupportable -, le chat des Freak Brothers est là, juste peinard, bien sympathique. J’y suis donc revenu avec des yeux neufs. Il y a une sorte de folie douce, de culture de l’absurde.

 

 

 

 

© Gilbert Shelton

 

 

 

 

© Gilbert Shelton

 

Les deux premières expositions seront donc placées sous le signe des animaux. Hasard ou coïncidence ?

Je ne suis pas un fan de dessin animalier. Certains sont très communs. Mais pas ceux de Renaud. Lui, c’est un dessin animalier qui ne concerne pas uniquement que les enfants, c’est pour les petits et les grands. C’est de l’ordre du conte, universel. Ces animaux sont loin d’être communs. Dans le cas de Renaud, les scènes de ses albums seraient pathétiques, voire très tristes, si aux animaux se substituaient des humains. Les animaux permettent une empathie immédiate tout en abordant le deuil, l’amitié, le racisme. Sans être moralisateur parce que les animaux permettent de se distancier.

 

 

 

 

© Régis Hautière/Renaud Dillies

 

Dans un autre genre, j’aime beaucoup le Canardo de Sokal. Lui, s’il filmait ses histoires avec des acteurs, ce serait des épaves, tenues par la boisson et les dangereux extrêmes. Mais le trait de Sokal rend tout ça burlesque.

Quand on est un nouveau venu dans ce monde parfois décrié des galeristes, comment se fait-on une place ? Et comment convainc-on des auteurs de vous faire confiance ?

Les auteurs se parlent entre eux. Puis, je crois qu’ils ne sont pas dupes et voient très bien si quelqu’un aime ce qu’ils font. Les galeristes fonctionnent de manière différente en fonction de leurs objectifs. Certains ont une approche purement commerciale, ils savent qui ils veulent et comment le vendre. Moi, je me suis dit que ce n’était pas parce que j’aimais que je réussirais. Le tout était de permettre le risque tout en me modérant. C’est ainsi que nous nous sommes mis d’accord sur les prix avec Renaud Dillies. Un prix qui soit cohérent. Vous savez, dans l’ombre des best-seller, il y a beaucoup d’artistes qui se vendent à moins de 1000€. Il y a moyen de se faire plaisir pour tous les portefeuilles.

 

 

 

 

© Renaud Dillies chez Dargaud

 

Bon, dans un futur proche, j’aimerais aussi exposer et vendre des auteurs dont les travaux se monnaient entre 5000 et 10 000€. Mais je sais aussi que je ne travaillerai pas avec certains car ils souhaitent vendre leurs originaux trop chers.

Se faire plaisir quelle que soit notre bourse, vraiment ?

Certain ! S’il y a bien un monde de collectionneurs qui font monter les prix, qu’on parle d’Astérix, de Tintin, d’originaux vendus à des sommes records et qui sont autant de placements et investissements; il ne faut pas comparer un kilo de sucre et un kilo de sel. Je pense que tout est affaire de choix et que si quelqu’un veut se composer un portfolio ou décorer un mur chez lui avec quelque chose d’original, au-delà des vedettes, il n’y a rien d’impossible. Une oeuvre, on la choisit d’abord pour soi, pour l’émotion qu’elle procure. Ça doit être le moteur. Pour quelques centaines d’€ déjà, on peut s’offrir quelque chose qui nous séduit. Après, peut-être vous faudra-t-il choisir entre faire l’impasse sur une semaine de vacances à 500€ et une oeuvre qui vous fera plaisir et rayonnera dans une de vos pièces au quotidien.

 

 

 

 

© Kokor aussi à découvrir sur le site de Comic Art Factory

 

C’est dommage que les médias s’attachent tant aux records. Une collection se monte dans la durée. Moi, je ne me sens pas l’âme d’un gestionnaire financier ou d’une Madame Irma, je ne suis pas là pour rassurer le financier inquiet. Mon intérêt est dans le sens et l’émotion, et si elle peut être procurée à prix démocratique, c’est encore mieux. Regardez ce que fait une Nais Quin qui a publié Ramona, une histoire d’amour entre ados loin des clichés habituels, chez Vraoum. Vous pourrez repartir avec un original A4 au crayon, d’une grande maîtrise, pour 200 ou 250€. C’est raisonnable, tout en restant conscient que, oui, ça représente un demi-loyer.

Comme les tractations se passent-elles alors entre le galeriste et l’auteur ?

Il y a plusieurs cas de figure.

    Celui qui n’a pas attaché à l’original et ne le considère que comme une étape. Il fixe le prix qu’il veut en obtenir ou le confie au galeriste qui en tire le prix qu’il estime. Soit par dépôt-vente ou alors le galeriste achète la planche à l’auteur et fixe un prix idéal pour ne pas être perdant.
    Il y a l’auteur qui change d’avis un mois après vous avoir dit non. Il considère ses planches comme ses bébés, il y a une valeur sentimentale. Alors, c’est au galeriste de le convaincre, de lui expliquer pourquoi il a envie de collaborer avec lui et comment il compte les mettre en valeur. Ça passe si les deux parties sont à l’aise.
    Enfin, il y a l’auteur qui est incapable de se séparer de son oeuvre, qui la considère comme personnelle et représentative d’un moment de leur vie.

Dans votre cas, avez-vous appris le métier de galeriste ?

Je considère ça comme une extension de mon amour pour la BD. Au fond, j’ai toujours travaillé en rapport avec le secteur culturel, en radio, comme journaliste ou comme animateur de centre culturel. Mais, cette fois, c’est vraiment la première fois que la culture représente un métier. Aussi loin que je me souvienne, je n’ai jamais passé une semaine sans lire de BD. Encore aujourd’hui, je lis pas mal de comics via Comixology.

Pour être galeriste, je pense qu’il faut de la rigueur et de la transparence. Si je vais chez un auteur et que j’en repars avec 50, 60 voire 70 planches, comme je suis jeune dans le métier, je dois mettre tout en oeuvre pour qu’il me fasse confiance, de manière spontanée. Il faut aussi être soigneux. Vous le dites, je suis très jeune en tant que professionnel dans le milieu mais j’ai de l’expérience en tant que passionné de bandes dessinées. Je me souviens de rencontres lors de ventes aux enchères. Je repérais tout de suite les marchands, ils n’ont qu’une seule et unique question à la bouche : « L’artiste dont vous parlez est-il mort ou vivant? ». En réponse, il y avait un silence embarrassé auquel le marchand répondait systématiquement : « C’est beaucoup plus facile de travailler avec des morts ». Je suis contre cette logique, le mieux qu’on puisse faire est de permettre à l’artiste de bénéficier de la vente de leurs oeuvres de leur vivant.

 

 

 

 

Puis, quand il est trop tard, c’est vrai qu’il arrive que certains séduisent toujours plus le public et les acheteurs. Les grands anciens comme on les appelle. De tout temps, certains se sont approprié des choses de manière… disons… particulières. Après, chacun a sa conscience pour lui. Je ne suis pas là pour juger mes collègues. Ce qui est clair, c’est que je préfère collaborer et si je fais de l’expo-vente, j’aime que le visiteur lambda entre dans la galerie, intrigué par les cases mises en vitrine dont il ne connaît pas forcément l’auteur. Ça me donne l’opportunité de lui expliquer. Et s’il a le temps, une heure, je l’inviterai volontiers à s’asseoir dans le canapé et je lui passerai quelques albums.

Votre coup de coeur, actuellement ?

En ce moment, c’est un artiste que je redécouvre alors que je n’étais pas forcément branché sur les récits de guerre qu’il a pu concevoir : Joe Kubert. J’ai été bluffé par certaines planches que j’ai vues aux USA, par son découpage. Pour moi, c’est du même niveau que Will Eisner, une leçon de narration dans la manière dont il travaille les visages, les corps, le cadrage. Regarder son western, Firehair, c’est une claque. Il avait compris son médium et les choses que seule la BD permettait de réaliser. Depuis, je remonte le temps à la recherche d’histoires publiées dans des comics des années 70’s et qui n’ont jamais été republiées.

Les prochaines expositions ?

Pour juin, je prépare une exposition collective sur l’heroïc fantasy. Il y aura Cédric Fernandez (Les forêts d’Opale), Thibaud de Rochebrune (Michel Ange, La geste des chevaliers dragons)…

Et, à la rentrée, la galerie se mettra aux couleurs de Ninn du duo Darlot-Pirlet chez Kennes.
 

De chouettes moments en perspectives. Merci Frédéric et longue vie à la Comic Art Factory.

Pour plus d’informations, rendez-vous sur le site de Comic Art Factory ou sa page Facebook. L’expo-vente de Renaud Dillies est à voir jusqu’au samedi 6 mai au n°237 de la Chaussée de Wavre à Bruxelles.




Publié le 06/05/2018.


Source : Bd-best

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