Hergé épuise ses biographes...

Avec les années, je me suis détaché de Tintin. Je le trouve fade, sans relief. J'aime Spirou. Le Spirou de Franquin et des repreneurs qui ont suivis. Par contre, Hergé, l'homme, m'a toujours fasciné et plongé dans de profondes réflexions. Je collectionne les biographies du créateur de Tintin. Parmi celles-ci, les plus importantes à mes yeux sont: «Hergé» de Pierre Ajame, «Hergé» de Thierry Smolderen et Pierre Sterckx, «Hergé, fils de Tintin» de Benoît Peeters, «Hergé» de Pierre Assouline. Je croyais le sujet épuisé. Quelle ne fut pas ma surprise en découvrant «Hergé Lignes de vie» de Philippe Goddin. L'auteur allait-il me surprendre ? Me faire découvrir des faits inconnus ? Je commençais ma lecture d'un livre fleuve de 1.000 pages...

 

Une étonnante correspondance...

            Goddin mêle à son récit de longues lettres: les unes écrites par Georges Remi dit Hergé, les autres s'adressant à Hergé. Cette biographie fournit des informations détaillées, parfois trop. Elle a été autorisée par Fanny, la veuve d'Hergé. Goddin montrera dans son ouvrage le vrai visage de l'artiste, la personnalité de l'homme avec ses défauts, ses qualités. Un portrait plus ou moins objectif. Goddin découpe son ouvrage en chapitres éloquents. Il commence par la ligne claire. Sa biographie ne cache rien des origines d'Hergé, des soi-disants secrets de sa famille. C'est le scoutisme qui a aidé Hergé à s'épanouir. C'est dans un journal scout qu'il a vu ses premiers dessins publiés. Quand vient le temps de travailler, Hergé n'a aucune qualification particulière sauf le dessin. Il entre au supplément jeunesse d'un journal catholique: «Le Petit Vingtième».

Son patron est l'abbé Wallez, un anticommuniste pur et dur pour qui Hergé est une pâte malléable. Wallez demande à Hergé de créer un héros de papier dont les aventures commenceront en URSS. Hergé a lu Alain Saint Ogan (Zig et Puce). Son histoire (simpliste) sera un succès et Tintin son héros. En amour, ce n'est pas facile pour lui: il aime Germaine Kieckens, qui le repousse dans un premier temps, puis, après une cour assidue, l'épouse. Goddin nous livre les états d'âme d'un jeune homme amoureux d'une femme plus âgée que lui. Avec «Le Lotus bleu», Hergé va rendre ses histoires plus réalistes. Un étudiant chinois, Tchang, va l'y aider et devenir un ami pour la vie. Par la suite, Tintin vole de succés en succès. C'est Hergé qui invente un langage clair à la bande dessinée européenne. Mais, on est encore loin du 9ème Art. Goddin en est conscient...

 

Collaborateur !!!

         Puis, c'est la guerre. Les allemands envahissent la Belgique. Pour vivre, Hergé commet l'erreur (dixit Goddin que j'appuie) de s'engager pour «Le Soir» (volé) supervisé par l'occupant. Ce choix va le poursuivre toute sa vie. Pendant que d'autres combattent les nazis sur le front, pendant que la résistance s'organise, Hergé va se réfugier dans le Soir Jeunesse avec des histoires de Tintin hors du temps. Il occulte complètement l'occupation. Mieux, malgré la pénurie de papier, il organise la réédition de certains albums. Il lance «L'étoile mystérieuse» qui montre des juifs en train de plaisanter sur la fin du monde.

Certains le taxeront, avec justesse, d'antisémite. Peu avant la fin de la guerre, Hergé démissionne du Soir volé. Est-il conscient d'avoir travaillé pour l'ennemi ? A la libération, il est arrêté plusieurs fois, mais jamais vraiment inquiété; alors que la plupart des collaborateurs du Soir feront de la prison. Certains biographes n'hésiteront pas à le taxer de collaborateur et Hergé sera tourmenté toute sa vie par cet épisode malheureux. A mon humble avis, il méritait de faire de la prison. Goddin est plus indulgent. Pourtant, le titre de son chapitre est la ligne brisée...

 

Hergé en crise !!!

         Sa collaboration avec l'ennemi n'empêchera pas un éditeur, Raymond Leblanc, de lui proposer de continuer Tintin dans un journal qui porte son nom. C'est le début d'une longue aventure. Goddin ne parle pas des difficultés d'Hergé pour se procurer un certificat de travail (évoquées par Assouline). Cela fait des années que Hergé travaille sans s'arrêter: le surmenage et la dépression le font couler. Il est obligé de prendre des vacances. En même temps, il nourrit le projet de s'installer à l'étranger (Argentine). Pendant des vacances en Suisse, le démon de midi lui tourne la tête; il trompe Germaine avec Rosane. C'est la première crise du couple: ce ne sera pas la dernière. Il recommence une dépression. Ce ne sera pas la dernière. Goddin est le premier à montrer la face cachée de l'artiste. Hergé crée «Les Studios Hergé»: il réunit Bob de Moor, Jacques Martin, Roger Leloup. On planche sur «L'affaire Tournesol» aux Studios qui emploient aussi deux coloristes. L'une, Fanny Vlamynck, est charmante.

Hergé tombe amoureux: c'est le coup de foudre et une nouvelle crise de couple avec Germaine. Dans ses lettres, Germaine qualifie son mari de désagréable, odieux, cruel, cynique. Hergé lui avoue d'autres liaisons. Il gifle sa femme. Encore un aspect de l'homme que Goddin fait découvrir. Hergé met «Tintin au Tibet» en chantier. C'est une ode à l'amitié. Mais pour Hergé, la vie privée déborde largement sur la vie professionnelle. Il fait des cauchemars. (remplis de blanc). L'épreuve est trop dure. Il consulte un psychanalyste qui lui conseille de stopper l'album en cours. Il refuse. Fanny quitte les Studios Hergé. Comme les autres biographes, Goddin insiste sur les tourments que vit Hergé à cette époque de sa vie. C'est poignant et compréhensible vu son éducation et ses fréquentations.

 

Un pavé qu'on dévore...

        Pour Goddin, la dernière partie s'intitulera les lignes parallèles. En panne de scénario, Hergé en demande un à Greg. Ce sera «Tintin et le Thermozéro» qui restera dans un tiroir. Il se met à peindre. Hergé a de plus en plus de mal à imaginer un scénario. On parle d'une école d'Hergé associée au style ligne claire réaliste. Avec Fanny, il part aux USA dans une réserve indienne. Il se fait interviewer par Numa Sadoul qui publiera un recueil d'entretiens. Andy Warhol fera son portrait. En 1977, Hergé épouse Fanny mais continue à voir Germaine. Il effectue une refonte de tous ses albums pour les rendre plus internationaux et dénués de tout reproche. Il souffre d'une grave anémie qui justifie des transfusions. Tchang revient en Belgique voir son ami. Hergé s'éteint le 3 mars 1983 ayant précisé auparavant que personne ne pourrait faire revivre Tintin.

Goddin a connu Hergé. Il a eu accès à toutes les archives sur le créateur, notamment un carnet inédit, des lettres retrouvées, un journal. Il a eu l'accord de Fanny et l'autorisation de faire toutes les recherches nécessaires. Est-il objectif ? Oui, quand il utilise ces archives. Non, car il pardonne tout contrairement à Assouline qui n'était pas un proche d'Hergé. Toutefois, on dévore son ouvrage qui est salué par la critique comme la meilleure biographie d'Hergé. Il est plus juste de dire que chaque biographie a fait connaître à sa façon des aspects du père de Tintin. Toutes se complètent. Même ceux qui n'aiment pas Tintin trouveront à boire et à manger!

 Marc Bauloye

«Hergé, Lignes de vie» Biographie Philippe Goddin Editions Moulinsart

Publié le 29/07/2008.