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Largo Winch revient à l’ère de la vitesse, propulsé par Philippe Francq et Éric Giacometti : « L’économie ? Des success story formidables comme des saloperies infinies »

De New-York au Yucatan en passant par cette bonne vieille Europe, le monde bédéphile ne peut ignorer le millionnaire à la main sur le coeur, Largo Winch. Trois ans après sa dernière aventure scénarisée par Jean Van Hamme, l’aventurier n’a diablement pas dit son dernier mot et revient dans une histoire menée tambour battant et Dow Jones trébuchant. Nous avons rencontré Éric Giacometti (en quelque sorte, « l’héritier ») et Philippe Francq.



Bonjour à tous les deux, c’est un plaisir de voir Largo Winch revenir en si bonne forme. Et, mine de rien, ce tome 21, on en parle depuis très longtemps. Ça vous a mis la pression ?

Philippe Francq : Pas le moins du monde. Quand j’ai proposé à Éric de reprendre la suite de Largo Winch, il y avait des petites choses à éclaircir. Notamment, cette fameuse histoire du tome 20, cet attentat à Londres, qui se terminait sur un mystère, une fin non-élucidée. Jean Van Hamme terminait en dévoilant l’identité de celui qui avait perpétré l’attentat à Londres mais on restait sur notre faim par rapport aux réelles motivations du Russe. J’étais impatient de répondre à ces questions.

Les réponses, les aviez-vous, Éric ?

Éric : Non, j’ai pris six mois pour écrire ce scénario, beaucoup de temps. Un luxe que je pouvais me permettre parce que je suis, par ailleurs, romancier et que je m’étais pris de la marge. Ça m’a demandé beaucoup de temps parce qu’il fallait trouver une nouvelle histoire pour ce personnage si fort qu’est Largo Winch. En soi, il y avait déjà cette pression. Puis, en plus, il fallait que je trouve une solution à un problème que je n’avais pas initié. Ça a pris du temps.

 

 

 

 

Photo © Chloé Vollmer

 

Pourtant, à l’inverse du temps que vous avez pu prendre pour concevoir cet album, je trouve que Largo est ici confronté, avant tout, à la vitesse, à l’ère de la rapidité. La vitesse à laquelle la bourse et le Dow Jones peuvent s’écrouler. Mais aussi la vitesse des réseaux qui peuvent répandre très vite une photo du milliardaire en mauvaise posture face à des manifestants. Peut-être n’y était-il pas si habitué que ça, à cette vitesse. Si habitué que nous, en tout cas, hommes modernes que nous sommes.

 

 

 

 

© Giacometti/Francq/Guillo chez Dupuis

 

Philippe Francq : Cet album est voulu comme un reflet plus exact de notre réalité quotidienne.

Éric : L’irruption de la technologie, qu’elle soit quotidienne ou haute-technologie, dans le monde de Largo, c’est véritablement cette ère de la vitesse. Puis, vous savez, maintenant, il y a les séries télé, elles sont rapides, tout va très vite. Je ne veux pas faire du 24h chrono, mais oui, c’est intentionnel, parmi d’autres choses.

Philippe Francq : C’est ce que j’avais laissé sous-entendre, il y a trois ans, quand Jean avait annoncé sa volonté d’arrêter la bande dessinée pour se consacrer au théâtre. J’avais laissé sous-entendre qu’on ferait rentrer Largo dans le XXIème siècle. C’est chose faite !

 

 

 

 

© Giacometti/Francq/Guillo chez Dupuis

 

Est-ce facile de faire rentrer un héros qu’on a l’impression de connaître depuis toujours dans une époque plus moderne ?

Éric : Oui ! Parce que ce héros créé il y a quelques décennies, il est terriblement moderne. Par rapport à d’autres héros défraîchis, Largo est toujours en plein coeur de l’actualité. C’est ça qui est génial dans ce qu’a fait Van Hamme avec ses personnages. Parce que c’est un chef d’entreprise, un grand patron… pétri de contradictions, il a des valeurs éthiques, par-dessus tout. Et ça, c’est plus que jamais d’actualité.

Quand il dit qu’il ne veut pas délocaliser, qu’il veut se refiscaliser et payer ses impôts – il y a eu les Panama Papers entre-temps, tous ces scandales sur les paradis fiscaux -. On peut donc le faire évoluer dans cette modernité. Il n’est pas figé dans le temps. Quand on le fait se balader dans l’univers de la haute technologie, de la finance ou de la bourse, c’est tout à fait cohérent : son groupe n’a jamais été coté en bourse, il se croyait protégé mais non, pas du tout, on peut maintenant être vulnérable. Pour un scénariste, c’est un personnage presque éternel, parce que le monde financier, le monde économique ne va cesser de bouger au fil des décennies.

 

 

 

 

© Giacometti/Francq/Guillo chez Dupuis

 

Cela dit, le monde de la finance, de l’économie, ne va-t-il pas plus vite que le temps de création d’un album ?

Philippe : Ça, c’est sûr ! Quand Éric a écrit le scénario, il y a deux ans, le Dow Jones était à 16 000, 17 000 points, et au moment de clôturer la couleur de l’album, on m’a appelé pour me dire qu’il fallait réactualiser les chiffres. Depuis la victoire de Trump aux élections, le Dow Jones avait gagné 3000 points, nous étions donc dans les sphères de 19 000 à 20 600. J’ai rectifié le tir pour que l’album, à sa sortie, soit le plus proche d’une réalité du… moment, qui peut évidemment être très vite dépassée par une nouvelle actualité.

 

 

 

 

© Giacometti/Francq/Guillo chez Dupuis

 

D’autant plus qu’avec L’étoile du Matin, vous revenez à un propos économique costaud. Ce n’est pas la bande dessinée qu’on lit avant de dormir et sur laquelle on va s’endormir après dix planches. Il faut s’installer et être concentré.

Éric : Je me suis inspiré de ce qu’avait fait Van Hamme. L’ADN de Largo est dans des albums comme O.P.A. avec des planches entières sur les techniques d’O.P.A. C’est un album qui alterne des temps de lecture différents.  Certains plus courts, d’autres qui demandent de se poser un peu. Une sorte d’alchimie. On ne peut pas faire que de la pédagogie ou que de l’action. C’est un dosage qui fait que, tous les X pages, on va proposer de raconter quelque chose sur le monde qui nous entoure. Ou du moins, une certaine vision de l’univers économique.

Vous, Éric, comment êtes-vous tombé dans ce monde de l’économie que vous avez intégré que ce soit en tant que journaliste ou romancier ?

Éric : J’ai été journaliste dans la presse grand public, j’ai fait plusieurs domaines : dans l’investigation en matière de scandale en santé publique, des sujets de société puis, les dernières années, j’ai été au service économique – je n’étais pas économiste de formation – comme chef de service, je travaillais avec d’autres journalistes, et j’ai découvert un univers extrêmement riche. C’est ce qui m’a fasciné, loin de certaines caricatures. L’économie, ça peut être très conflictuel, ça peut être dur mais des choses incroyables s’y passent également. Des success story formidables comme des saloperies infinies aussi.

 

 

 

 

© Giacometti/Francq/Guillo chez Dupuis

 

Cette richesse-là profite au scénario. Ainsi, dans l’album, on commence par un flash-crash, le Dow Jones chute et puis rebondit. Ça, je l’ai vécu en direct le 6 mai 2010. À l’époque, l’information officielle voulait qu’un trader fou qui a confondu billion et million. Tout le monde a gobé ça avant qu’on ne se rende compte que le coupable était le trading à haute-fréquence, des algorithmes, ce qui n’a fait que témoigner de la puissance des ordinateurs qui avaient pris le pouvoir dans ce milieu. Ordinateurs qui travaillent d’eux-mêmes, avec toutes sortes d’intelligences artificielles. Bref, c’était un fantastique sujet qui a fait son chemin jusqu’au présent album.

 

 

 

 

© Giacometti/Francq/Guillo chez Dupuis

 

Par rapport à vos précédents albums et romans; avoir le personnage de Largo Winch en mains vous permet-il de lâcher du lest, de pouvoir aborder n’importe quel sujet économique, ou de manière plus précise, parce que le lecteur sait à quoi s’attendre ?

Éric : Depuis 2012, je ne suis plus journaliste, je suis désormais auteur de thriller. Avec Jacques Ravenne, nous avons déjà utilisé des thèmes comme les zones de hautes-technologies, de manipulation… Je m’en suis toujours servi et nourri mes romans avec de l’économie. Nos romans sont publiés dans dix-huit pays et mon co-auteur vient de partir au Japon, on lui a fait tout un article prouvant qu’ils ont, là-bas, les mêmes préoccupations que nous. On se nourrit donc en permanence de l’actualité.

 

 

 

 

© Giacometti/Francq/Guillo chez Dupuis

 

La seule différence étant que mes thrillers sont plutôt ésotériques et technologiques tandis qu’avec Largo, on est dans le domaine économique. Mais, le cheminement de pensée, l’extraction d’une réalité économique vers la fiction, c’est le même processus.

Et vous Philippe, dans cet album, au-delà de la première séquence saisissante, le spectaculaire et l’action en tant que tels n’arrivent véritablement que plus tard dans l’album. Avant ça, c’est dans la chute du Dow Jones, au coeur de la Bourse, que le spectacle et la tension se font. Comment avez-vous appréhendé cette séquence ?

Philippe : (Il sourit) C’est avant tout de l’observation. La représentation que je peux m’en faire, les films que j’ai pu voir… et un ancien trader libanais qui est à la retraite – enfin, c’est un grand mot quand on a trente ans – et s’est reconverti dans la production de confitures de luxe. Parce qu’il avait fait le tour du monde du trading et que c’est une activité épuisante, 24h/24. Il nous a donc amenés, très gentiment, à Londres et nous a permis de visiter certains étages de banques où le trading à l’ancienne est encore d’actualité, les ordinateurs, les écrans et toute l’imagerie d’Épinal qui est générée et que tout le monde a en tête. Le reste, c’est évidemment un travail d’imagination. Je greffe là-dessus mon action.

Notez que ce jour-là, nous sommes arrivés vers midi, assez tard finalement, on m’a par exemple expliqué que l’ambiance n’était pas extraordinaire entre les traders encore présents sur le plateau parce que la moitié des traders s’étaient fait dégager et avaient repris leurs cartons, comme on voit dans les films. Nous serions arrivés un peu plus tôt, nous les aurions croisés dans les ascenseurs.

 

 

 

 

 

© Giacometti/Francq/Guillo chez Dupuis

 

Pensez-vous que Largo Winch a éveillé des passions, des envies de travailler dans ces mondes qu’ils traversent ?

Éric : C’est la première fois qu’on parle de trading dans Largo Winch. Ce côté finance à l’état pur, on l’a vu évoluer au début avant que Jean n’emmène le personnage vers d’autres sphères : l’aéronautique, la marine marchande… Là où ça devient fascinant, c’est ce côté glamour que Largo a revêtu, lié à la lourde responsabilité de Philippe.

 

 

 

 

© Giacometti/Francq/Guillo chez Dupuis

 

Philippe : On a évidemment une connaissance des lecteurs à travers les chiffres que communique l’éditeur mais on a rarement l’occasion de les rencontrer, si ce n’est lors des séances de dédicaces. C’est un de ces jours-là, il y a très longtemps, qu’a choisi un lecteur pour venir me parler. Il m’a dit : « Je vous dois mon avancement et une situation professionnelle extraordinaire grâce à la lecture de L’Héritier, du Groupe W. » Je l’ai regardé éberlué: « Comment? » Il m’a expliqué être désormais inspecteur des impôts après avoir longtemps été dans un petit bureau sombre de Bercy où il faisait de l’inspection d’entreprise. Et, un jour, après avoir lu les premiers Largo Winch, il s’est intéressé au cas de quelques sociétés à Levallois-Perret qui, apparemment, avaient une fiscalité douteuse avec des comptes offshores aux Îles Caïman. Il les a redressées avec un taux de réussite et de rendement plus important que ses collègues.

Peu après, devant son petit bureau, le directeur de Bercy s’est pointé en le félicitant pour ses chiffres étonnants, qui l’avaient mis en valeur, et en lui proposant de travailler avec l’IRS à l’international. Il n’a pas dit non. Un exemple bien concret d’un lecteur qui a changé son destin grâce à Largo.

 

 

 

 

© Giacometti/Francq/Guillo chez Dupuis

 

À l’heure où la bande dessinée raconte de plus en plus de choses sur le monde qui l’entoure, que ce soit en documentaires, en reportages ou en ouvrages historiques ou autobiographiques, cette sorte de docu-fiction qu’est Largo Winch ne fait-elle pas office de précurseuse ?

Philippe : Jean Van Hamme a été précurseur de beaucoup de choses en bande dessinée, non ? C’est vrai qu’après les tout premiers Largo, il y a eu une sorte de renouveau du Neuvième Art. Beaucoup de scénaristes se sont engouffrés dans cette veine, en se rendant compte qu’on pouvait raconter autre chose que des histoires historiques ou futuristes et on a vu fleurir un certain nombre de séries aux préoccupations très contemporaines.

Tous les deux, quels albums vous ont marqué ?

Éric : J’ai biberonné, quand j’étais gamin, à Spirou. Après quoi, je suis passé aux comics américains ainsi qu’aux tout grands que tout le monde connaît : Blake et Mortimer, etc. Récemment, je me suis remis sur le tard sur d’autres séries de Van Hamme, notamment. Le jour du soleil noir, le premier des XIII, par exemple. C’était il y a dix-huit ans et ça m’a redonné le goût à la BD. J’apprécie de tout mais j’ai tendance à relire des classiques, avec une passion particulière pour tout ce que fait Alan Moore, ça n’a rien à voir avec l’économie et l’univers de Largo. J’ai aussi récemment découvert une excellente BD, dans le style docu-fiction, sur mon ancien métier de journaliste : La machine à influencer de Brook Gladstone qui décrit les pratiques journalistiques, l’évolution… J’ai appris plein de chose sur mon métier.

 

 

 

 

© Gladstone/ Neufeld chez Ça et là

 

Je suis assez éclectique mais je dois admettre que je suis très sensible au dessin. Si le dessin ne me plaît pas, je suis incapable de rentrer dans l’album. Et peut-être ai-je un peu de mal avec certains romans graphiques où le dessin est très elliptique. Moi, j’ai besoin que le dessin soit, si pas sophistiqué, travaillé. Parce que quand votre imaginaire a été façonné par des grands noms de la BD, des Pratt, des Hergé ou Kirby; venir après avec un dessin un peu à l’emporte-pièce, même si le scénario est excellent et qu’une nouvelle génération en a fait sa marque de fabrique, ce n’est pas évident. Quand je suis revenu à XIII, un des éléments qui l’expliquaient, c’était le dessin de Vance, j’avais lu Bruno Brazil avant. C’est ce qui m’a amené aux scénarii imparable de Van Hamme. Je suis peut-être old school et je sais que tout le monde ne partagera pas mon avis, mais le dessin, c’est ma porte d’entrée vers un album.

Philippe : De mon côté, plein de choses, très hétéroclites, également. Manu Larcenet, tous les classique de Cossey, Hermann, Hergé… J’ai lu énormément de choses quand j’étais jeune, tout et même n’importe quoi. Ce qui permet de se faire une culture BD vaste et large. Je dis toujours : on n’apprend plus de choses en lisant des mauvais albums qu’en lisant des très très bonnes. De la même manière qu’on voit plus facilement les défauts d’un mauvais film que dans un chef-d’oeuvre. Pour évoluer dans ce métier, il faut s’inspirer de tout.

Éric : En y réfléchissant, ce que je vous ai cité est un peu vieux, mais j’ai dévoré récemment L’Arabe du futur de Riad Sattouf. J’ai plus appris sur la Syrie avec ce bouquin que dans les reportages, parole d’ancien journaliste. Vraiment, j’ai été bluffé. Comme avec Chroniques de Jérusalem de Guy Delisle. Effectivement, le dessin n’est pas à comparer à celui de Philippe mais il y a autre chose, un vrai contenu. Puis, en matière économique – il n’y a pas tant de BD que ça consacrées à ce champ -, j’ai beaucoup aimé IRS, c’est bien fait.

 

 

 

 

© Riad Sattouf chez Allary Éditions

 

Vous, Philippe, je lisais que vous aviez une structure, une grammaire que vous avez imposée à Éric : pas plus de 10-11 cases par page, un nombre maximum de lignes de texte… Comment êtes-vous arrivé à ces règles ?

Philippe : C’est un encombrement juste physique : après onze images, la douzième, je ne saurais pas où la caser. C’est vrai qu’en moyenne, une planche normale contient entre sept et huit images. On peut aller jusqu’à onze. Pareil pour le nombre de caractères. Il faut se limiter à un certain nombre de lignes. Ce qui est plus difficile, finalement, c’est de caser la totalité d’une histoire en 46 planches. Une approche sans doute plus difficile pour Éric, plus habitué aux romans où le découpage n’est pas déterminé à l’avance. En BD, le nombre de pages détermine le prix qui lui-même détermine le nombre de planches. Et si on ne veut pas augmenter le prix de l’album d’un quart ou un tiers, il faut se tenir à trois cahiers de 16 pages. Sous peine de vendre l’album plus cher et de perdre une partie des lecteurs.

Il y a quand même une double-planche quasiment muette dans cet album. Enfin muette… l’action parle pour elle, au pied du temple, Largo doit fuir une horde de manifestants.

Philippe : Je vois laquelle ! Il y a des moments comme ça où j’aime surprendre le lecteur et amener de la tension. Une scène de poursuite, ça s’y prête bien à côté de planches beaucoup plus plan-plan où le dessin compte moins que ce qui est expliqué.

 

 

 

 

© Giacometti/Francq/Guillo chez Dupuis

 

Donc, je préfère ne pas trop distraire mon lecteur et le garder dans un plan très classique et monotone. Peut-être que beaucoup de gens confèrent beaucoup d’importance au dessin en bande dessinée, à tort, parce que ce qu’on lit en tout premier lieu dans une case, c’est le texte tandis que l’oeil balaye très rapidement l’image. On attaque le texte avant tout, et à la deuxième case, rebelote. On lit une BD de manière pas si différente qu’un roman. Avec juste un balayage rapide. Ce n’est qu’à la deuxième lecture, quand on connait l’histoire, qu’on commence à s’intéresser au dessin. Une méconnaissance de ce fonctionnement serait dommageable pour l’histoire, la fiction en elle-même. Si je ne respectais pas cette mécanique, il aurait peut-être plus de mal à finir l’album. La place du texte est primordiale.

 

 

 

 

© Giacometti/Francq/Guillo chez Dupuis

 

Pour terminer, je lisais que Largo pourrait encore plus rentrer dans l’actualité avec Facebook, Google… C’est le menu des prochains épisodes ?

Philippe : C’est prévu, on va réorganiser quelque peu l’organigramme du groupe Winch. Regardez ne fût-ce qu’aux côtés du pétrole qui est une vieille source d’énergie. On devrait peut-être y rajouter certaines subdivisions. Se priver de certaines et en faire rentrer d’autres, comme des start-up. Effectivement, certaines pourraient avoir des airs d’Amazon, Facebook ou Google. Plus moderne, quoi ?

 

 

 

 

© Van Hamme/Francq chez Dupuis

 

Et vous, Éric, ce premier tome (peut-être refondateur tout en restant dans la continuité) vous a-t-il libéré. Les prochains tomes seront-ils plus faciles à écrire ?

Éric : Quand j’ai planché sur ce nouvel album, j’ai décrypté le précédent avec l’oeil du professionnel. Il faut savoir que, pour devenir scénariste, j’ai fait des formations (au cinéma aussi). Et je me suis aperçu que les mécanismes de narration de Van Hamme sont redoutables et diaboliques. Complet et simple, à la fois. Un véritable savoir-faire qu’il faudra continuer de faire valoir quitte à l’intégrer à d’autres univers. Mais ça va demander du boulot. Ce challenge à relever m’a pris plus de temps que prévu. Quand j’écris un roman, si j’ai besoin de cinquante pages de plus, ce n’est pas un problème, l’éditeur n’ira pas contre. Avec Largo, tout doit rentrer dans deux fois quarante-six planches. La mécanique est là, il faut y mettre la rigueur et une hyper-créativité pour ne pas refaire ce qu’a fait Van Hamme. L’exercice de style n’était pas si simple. Comme je ne suis pas un génie, ça me prend du temps.

 

 

 

 

© Giacometti/Francq/Guillo chez Dupuis

 

 

Merci beaucoup à tous les deux et merci d’avoir emmener Largo là où on ne l’attendait peut-être plus !



Propos recueillis par Alexis Seny

 

Série : Largo Winch

Tome : 21 – L’étoile du matin

Scénario : Éric Giacometti

Dessin : Philippe Francq

Couleurs : Philippe Francq et Yoann Guillo

Genre : Aventure, Thriller, Économie

Éditeur : Dupuis

Nbre de pages : 48

Prix : 13,95€



Publié le 11/10/2017.


Source : Bd-best


Emma et Capucine sous les yeux de Jérôme et Lena : « Il faut ressentir les choix des personnages car, au-delà des coups sur le jeu d’échecs, toutes les pièces peuvent encore bouger »

À petits pas de petits rats de l’opéra ou dans les mouvements amples de danses plus urbaines, Jérôme Hamon et Léna Sayaphoum écrivent et dessinent l’histoire d’Emma et Capucine, deux danseuses que tout pourrait peu à peu séparer si elles n’étaient pas soeurs. Dans cette série jeunesse mais pas que, les deux héroïnes, pas toujours bien dans leurs chaussons et leurs baskets, doivent parfois s’affranchir des rêves de leur mère, lâcher du lest, faire face aux déconvenues, travailler toujours plus, tester les limites de leurs envies… C’est beau et souriant, le deuxième tome vient de paraître, nous en discutons avec les deux auteurs.

Bonjour Léna, bonjour Jérôme, avec Emma et Capucine, vous nous emmenez dans l’univers de la danse. Bien plus loin que l’aspect sportif, cette série regroupe des thématiques comme les choix, les rêves d’enfants et les projets de vie d’adolescents mais aussi la pression que peuvent mettre les parents…

Léna, d’où nous venez-vous ? Quand vous avez choisi un métier artistique, vos proches vous ont-ils suivie ?

Léna : Tout le monde dessine un peu dans ma famille. Et mes parents ont très vite compris que je n’étais pas fait pour les études. Ils étaient inquiets que je choisisse le dessin mais ils m’ont encouragé quand il le fallait. J’ai aussi reçu l’aide de Reno Lemaire, l’auteur du manga français Dreamland, il m’a donné des cours, des astuces. J’ai dû m’en souvenir en arrivant dans l’univers d’Emma et Capucine. Loin de mon travail dans le cinéma, ici, je devais travailler sur tout et toute seule. C’est peu dire que j’étais incertaine sur chaque étape. Sur le tome 2, ce fut beaucoup plus libre.

 

 

 

 

Recherches © Léna Sayaphoum


 

Vous, Jérôme, je crois que vous avez connu un revirement total dans votre vie, vous qui étiez… analyste financier avant d’écrire des BD.

Jérôme Hamon : C’est vrai, à un moment de ma vie, j’en suis arrivé au constat que je ne me projetaispas dans ma vie professionnelle. J’avais l’impression de mener la vie de quelqu’un d’autre. Bien sûr, mes études je les avais bien réussies mais elles ne m’avaient pas amené vers le job de mes rêves. Est venue la fatidique question : que vais-je faire de ma vie, maintenant ? Dans ce questionnement, c’est l’envie de raconter des histoires qui m’a le plus parlé.

Vous arrivez tel Billy Elliot dans la BD !

Jérôme : J’ai très vite eu envie de collaborer avec elle autour d’une thématique commune. Et il se trouve que j’étais fasciné par la préparation de ma fille aînée avant de partir à son cours de danse. Je la voyais s’installer, en tutu, devant le miroir et se regarder… se projeter ! La part de rêve est impressionnante chez cette gamine qui se mettait à rêver à quelque chose si loin de sa réalité, à être danseuse étoile.

 

 

 

 

© Hamon/Sayaphoum chez Dargaud

 

Il faut dire que quand j’ai quitté New York, j’étais un peu dans la même situation qu’Emma et Capucine. Je pense que les parents ont le rôle d’accompagner leurs enfants, d’amener leur rêve à être plus réaliste. Que ce soit dans la danse ou d’autres domaines, à appréhender la vraie vie, celle derrière les paillettes qui peuvent séduire, pour éviter toute désillusion. Cet album, c’est une manière de prendre conscience et de faire prendre conscience.

 

 

 

 

© Hamon/Sayaphoum chez Dargaud

 

Moi, je n’ai pas vraiment eu d’aide dans mes choix. Je n’ai pas eu de retour, je me suis retrouvé livré à moi-même, sans avoir pu considérer le fait qu’un jour je devrais choisir un métier. J’ai été laissé extrêmement libre, en fait. J’ai étudié mes cours sans en voir la finalité. J’étais attiré par le domaine scientifique, j’aimais comparer les sociétés, les cours de la bourse. C’était très intéressant jusqu’à ce que ça devienne… ma vie. Ce n’était plus un jeu, on ne fait pas de l’analyse financière comme on résout un sudoku.

Jérôme, l’analyste se cache-t-il encore parfois dans l’ombre du scénariste ?

Certainement, dans les points positifs, je pense que cela influence ma manière d’être très structuré, cartésien, rationnel. Mais, d’un autre côté, je dois parfois mettre cette casquette de côté, me laisser porter par les choix dont je suis maître. Il ne faut pas tout analyser. S’il faut des lignes narratives, il faut aussi ressentir les choix des personnages; voir, au-delà des coups sur le jeu d’échec, toutes les pièces qui peuvent encore bouger.

 

 

 

 

© Hamon/Sayaphoum chez Dargaud

 

Léna, pour vous, c’est donc votre première série, vos premiers albums.

Léna : Oui et, pour tout dire, quand Jérôme est arrivé avec son projet, j’ai eu un peu peur et j’ai… refusé. Il m’a tanné, j’ai fini par accepter.

Jérôme : Je n’avais pas vraiment en tête d’en faire une série. Ce devait être un one-shot concentré sur un personnage qu’on a ensuite différencié en deux soeurs.

 

 

 

 

© Hamon/Sayaphoum chez Dargaud

 

Léna : Cela nous a permis d’avoir deux personnalités différentes, indissociables – j’aime les deux – mais aussi de nous intéresser à la diversité de danses. J’en ai fait pendant six ou sept ans, du jazz, du contemporain, de l’urban jazz, du ragga mais aussi du classique.

Il vous a du coup été plus facile de mettre ces deux danseuses en scène ?

Léna : Il m’a fallu me replonger dans ce monde. Refaire quelques mouvements, aussi, parfois. Le papier, ça ne bouge pas !

 

 

 

 

© Hamon/Sayaphoum chez Dargaud

 

 

Et cette rencontre avec Léna ?

Jérôme : On s’est rencontré, on s’est entraidé, on a échangé, on s’est surtout poussé l’un et l’autre. Les retours de Léna m’ont ainsi permis d’ajouter plein de choses. Léna, c’est l’oeil du metteur en scène. Au moment où j’étais en quête de collaboration, j’ai vu ses dessins sur Instagram. C’était très personnel, sa gestion de la lumière m’a séduit.

 

 

 

 

© Hamon/Sayaphoum

 

Puis, c’est animé ?

Jérôme : Oui, très cinématographique, et ça, c’est aussi ma culture.

Léna : C’est dans ce monde-là que j’ai commencé, dans la modélisation 3D. Je m’occupais de la modélisation des corps, des personnages avant de passer mon travail à d’autres. Je devais attendre la fin de la création pour vraiment voir le résultat du film sur lequel nous avions bossé.

Mais je préférais le dessin qui, à vrai dire, ne m’a jamais lâché. Mais ce passage à la 3D l’a amélioré. J’ai complètement changé ma manière d’éclairer les scènes, par exemple, dans la texture, la manière dont la peau réagit à la luminosité.

 

 

 

 

© Hamon/Sayaphoum chez Dargaud

 

Et les regards !

Léna : Les expressions, ce fut aussi du boulot. Parce que finalement, tout leur travail, les sacrifices et les heures d’entraînement, devait passer dans le regard des deux héroïnes, dans les différents sentiments qui vont les accompagner.

 

 

 

 

© Hamon/Sayaphoum chez Dargaud

 

Puis il y a les ombres auxquelles vous semblez accorder beaucoup d’importance ?

Léna : L’ombre et la lumière sont les deux faces d’une seule et même chose. L’un met en valeur l’autre, et vice-versa.

Par contre, j’ai beaucoup plus de mal avec les décors. Comme l’Opéra. Nous avons d’ailleurs voulu nous y rendre… Pas de chance, c’était fermé !

 

 

 

 

 

© Hamon/Sayaphoum


Cela dit, le cinéma s’est intéressé à la danse, des films vous ont-ils inspirés ?

Jérôme : Je pense inévitablement à Black Swan et Billy Elliot. Puis, il y a le magnifique documentaire sur Benjamin Millepied, La relève : histoire d’une création, et qui s’intéresse au processus de création du ballet “Clear, Loud, Bright, Forward”.

Si on quitte le grand écran, il y a aussi cette série documentaire, Graines d’étoiles, qui suivait une année scolaire à l’école de l’Opéra de Paris. Des professeurs aux élèves, en montrant toute la vie mais aussi la réalité et l’envers du décor, des paillettes.

J’ai l’impression que c’est un monde dans lequel on peut être les meilleurs amis tout en étant ennemis. La concurrence est rude, non ?

Jérôme : La danse, c’est un monde magnifique, j’y ai vu tellement d’enfants heureux. Mais, la concurrence est bel et bien présente et il y a peu d’élus. Je pense que malgré la fraternité qui peut régner, ce constat reste présent dans l’esprit des enfants, quand ils se regardent, qu’ils se comparent. C’est difficile à gérer, sans doute. Rien n’est tout noir ou tout blanc, on peut être amis, certainement, mais il y aura toujours cette dose de chacun pour soi.

 

 

 

 

© Hamon/Sayaphoum chez Dargaud

 

Pour revenir à ce que je disais tout à l’heure, je pense qu’il est important que les parents laissent rêver leurs enfants. Et si, à un moment, ce rêve devient plus concret, les parents doivent être là en garde-fou, préserver leurs enfants tout en montrant leur soutien. C’est si dur de réaliser un rêve ! Il faut un équilibre, ne pas y aller à coups de clichés mais apporter de la nuance, de l’enthousiasme. Et que ce soit les personnages qui l’amènent : je m’efforce de ne pas prendre position dans la BD tout en veillant à ce que si un personnage dit quelque chose, un autre puisse lui opposer un avis différent.

 

 

 

 

© Hamon/Sayaphoum chez Dargaud

 

Des avis, il y en a pas mal. Votre travail très suivi sur les réseaux sociaux, non ? Tant sur la page d’Emma et Capucine que sur votre page personnelle, Léna.

Léna : C’est vrai. Au départ, j’ai commencé à partager mon travail pour trouver du boulot. Aujourd’hui, ça me permet de tenir au courant ceux qui me suivent, de montrer des bonus.

 

 

 

 

© Sayaphoum

 

Sur combien de tomes est prévue cette série ?

Jérôme : Six, sept, huit… le temps qu’il faudra pour faire évoluer les personnages. C’est agréable d’avoir ce luxe, ce confort, de pouvoir compter sur plusieurs tomes pour raconter une histoire. Comme Nils qui sera une trilogie.

Merci à tous les deux ! En attendant le troisième album, on ne peut donc qu’encourager le lecteur à vous suivre sur la page Facebook dédiée à Emma et Capucine.

 

Propos receuillis par Alexis Seny

 

Série : Emma et Capucine

Tome : 2 – Premiers doutes

Scénario : Jérôme Hamon

Dessin et couleurs : Léna Sayaphoum (Page Facebook)

Genre : Jeunesse, Sport, Initiatique

Éditeur : Dargaud

Nbre de pages : 56

Prix : 9,99€



Publié le 09/10/2017.


Source : Bd-best


David Combet et Baptiste Payen intègrent les rangs des Cherub : « Proposer « une » vision de l’univers de Muchamore, sans prétention d’en faire « la » vision »

Il n’y a pas que les grands qui peuvent être des espions. La preuve avec Cherub, une série littéraire jeunesse initiée par Robert Muchamore qui voit des agents âgés de 10 à 17 ans intégrer un département ultrasecret des services de renseignement britanniques. L’idée a fait son chemin et s’est retrouvé en BD. La deuxième mission, avec Baptiste Payen et David Combet aux commandes, amènent nos espions en herbe doivent infiltrer un véritable cartel de la drogue, le plus puissant du Royaume-Uni. Sans poudre aux yeux, interview avec les deux auteurs et adaptateurs.

 

 

 

 

 

 

 

© Payen/Combet chez Casterman

 

Bonjour à tous les deux. David, on vous a déjà vu dans des ouvrages collectifs comme Axolot ou We are the 90’s, mais c’est votre premier véritable album. Quel effet cela fait-il ?

David Combet : Je suis très content ! Les neuf mois de création n’ont pas été de tout repos, mais c’est tellement chouette de voir le livre imprimé et entre les mains des lecteurs !

Avant d’en parler, si vous nous disiez d’où vous nous venez et qu’est-ce qui a éveillé en vous le virus de la bande dessinée ? Avec des coups de foudre pour certains auteurs ?

David Combet : J’ai grandi en Savoie et je vis maintenant à Lyon. J’ai passé mon enfance à lire Picsou Magazine et mon adolescence à lire les comics Top Cow (Tomb Raider, Witchblade etc). J’étais un gros fan de Michael Turner, Francis Manapul et Andy Park.

 

 

 

 

© Payen/Combet chez Casterman

 

Mais alors à partir de quel moment avez-vous voulu en faire votre métier ? Avec quel parcours ? Des mentors vous ont-ils aidé ?

David Combet : Justement quand j’étais ado. Mes parents m’ont bien soutenu et j’ai pu faire un Bac Arts Appliqués et ensuite l’ENAAI, une super école d’art sur Chambéry. C’est là que j’ai rencontré Baptiste, qui était mon prof de BD. On a monté un projet ensemble et c’est en démarchant Casterman qu’on a eu l’occasion ensuite de bosser sur Cherub.

 

 

 

 

Un essai pour l’adaptation d’une série de romans jeunesse en BD © David Combet

 

Si le Caire est un nid d’espions, l’ENAAI de Chambéry est un repère de talents. Tous les deux vous sortez de cette école. Vous nous en parlez ?

David Combet : C’est une école d’arts appliqués à taille humaine et riche en enseignements. J’y ai suivi le cursus spécialisé en BD, illustration, animation et graphisme. C’est une vraie force d’avoir tous ces domaines différents car on apprend à gérer un projet complet, du dessin à la mise en page et au graphisme. Le tout avec une ambiance et des prof super chaleureux.

Est-ce facile pour un jeune auteur comme vous de débarquer dans ce monde en pleine métamorphose ?

David Combet : C’est loin d’être évident. Mais j’avoue avoir eu beaucoup de chance ! Entre les rendez-vous pro du festival BD de Lyon et les soirées de la librairie Expérience j’ai pu faire plein de belles rencontres.

Avec des (dés)illusions ?

David Combet : Pas vraiment. Je me suis rendu compte à quel point c’est un métier chronophage, et cet aspect-là du job n’est pas toujours simple à gérer. Mais à part ça tout roule !

 

 

 

 

© David Combet pour Axolot

 

Quand on commence, recherche-t-on un style, son style, ou cela vient-il naturellement ?

David Combet : Quand j’étais étudiant, je ne recherchais pas grand-chose et je me laissais porter par ce que je savais à peu près faire. C’est une fois sorti de l’école que je me suis mis à expérimenter des encrages et des techniques de couleurs différentes. La base du dessin reste à peu près la même mais le résultat final change selon les projets.

En tout cas le vôtre, David, on le reconnait au premier coup d’oeil. C’est déjà une victoire, non ? Qu’y avez-vous mis ? Tant au niveau du dessin que des couleurs, d’ailleurs…

David Combet : Au niveau de la base du dessin, j’imagine que c’est un mix d’influences que j’ai accumulé depuis que je dessine, les comics au début et des artistes plus graphique aujourd’hui (je pense notamment à Ines Longevial ou Alexandre Clérisse). Pour les couleurs, j’ai toujours adoré les ambiances de la photo argentique, où l’herbe et le ciel ne sont jamais vraiment vert et bleu. Je trouve ça super intéressant à travailler, et c’est vraiment un plus pour la narration.

 

 

 

 

Extrait du Vice d’Émile, une histoire courte pour le Projet Bermuda © David Combet

 

En tout cas, il y a un sens aiguisé de la composition chez vous, non ? Une envie que les planches soient des tableaux mais aussi bien plus que des planches. Pour que ce que vous racontez s’en échappe, non ? Qu’il y ait déjà de la vie avant même qu’on entre dans ce qu’il se passe dans les cases…

David Combet : Je suis très content si tu perçois les choses comme ça ! J’aime les belles planches et j’essaie de faire au mieux. Sur mes projets perso, je travaille avec peu de couleurs et ça demande un effort de plus pour la lisibilité. J’ai aussi une grosse névrose sur la symétrie que j’essaie d’atténuer un petit peu…

 

 

 

 

Recherches de couleur pour We Are the 90’s © David Combet

 

Pour Cherub c’est différent car Baptiste fait les storyboards. Je les modifie ensuite mais
c’est vraiment le résultat de nos deux visions.

Et votre art ne transpire-t-il pas un esprit comics plus que franco-belge ? Très sérigraphie aussi, non ?

David Combet : Vu que j’ai vraiment commencé à dessiner pendant ma période comics c’est possible qu’il en reste un peu ! Et maintenant oui, ça fait quelques temps que je me rapproche de choses plus graphiques et la sérigraphie m’inspire beaucoup.

 

 

 

 

Un tour sur l’Instagram de David Combet prouve que l’auteur aime les expériences

 

 

Votre travail des ombres est également impressionnant. Jusque sous les arbres ? Une obsession ou un côté maniaque de représenter la réalité au plus proche malgré des personnages moins réalistes ?

David Combet : J’essaie de faire en sorte que les couleurs racontent quelque chose en plus du dessin : qu’on ressente la chaleur, l’humidité, le lieu, ou l’émotion de la séquence.

À côté de ça, on sent une réelle envie (sur votre site en tout cas) de parler de sujets très contemporains : des MILFS qui doivent chercher leurs enfants sur une île thaïlandaise pour les besoins d’une télé-réalité, la vie d’un moche ou encore un plan-cul ? Puis il y a des chansons actuelles d’Orelsan ou Lilly Wood and the Prick. Tout est donc bon pour vous inspirer ? Que faut-il du coup pour que ça donne lieu à une histoire courte ou longue ?

David Combet : Il faut que ce soit fun (comme les Huîtres de Mai Lan et Orelsan), mais plus souvent que ça me touche personnellement, que ce soit un sujet dans lequel je me projette facilement. J’écris depuis pas très longtemps donc c’est plus facile pour moi de raconter ce que je connais bien. D’où les sujets contemporains j’imagine (je suis d’ailleurs très fan des séries Girls, Master of None et Please Like Me qui sont vraiment des chef d’oeuvre en la matière).


Comment êtes-vous arrivés dans Cherub ? Vous connaissiez cet univers bien connu des jeunes ados ?

David Combet : Pas du tout ! En fait, j’avais fait un test pour une adaptation d’un autre roman jeunesse chez Casterman, et comme ça ne s’est pas fait ils m’ont proposé Cherub. Du coup j’ai lu les bouquins, j’ai trouvé ça plutôt fun alors j’ai voulu essayer.

Pour vous, Baptiste, c’est une nouvelle corde à votre arc, un nouveau genre, non ? Il y avait de l’appréhension ?

Baptiste Payen : Il y avait évidement pas mal d’appréhension. Je me retrouve avec la responsabilité de créer un scénario adapté d’un best-seller alors que jusque là je n’avais été édité qu’en temps que dessinateur et coloriste. J’ai été bien accompagné sur cet album par l’éditeur, ça m’a rassuré. Le fait que ce soit un nouveau genre pour moi ne m’a pas posé de problème : j’aime raconter des histoires, le genre ne m’importe pas tellement, j’ai fait de la BD jeunesse, historique, sportive, aéronautique, policière, et maintenant de l’espionnage. Ça me permet de découvrir de nouvelles choses et de me cultiver.

 

 

 

 

© Baptiste Payen

 

Que Baptiste soit avant tout dessinateur, ça se sent dans sa manière d’écrire ?

David Combet : C’est mon premier job avec un scénariste du coup je ne peux pas vraiment faire de comparaison. Mais je pense que ça contribue au fait que la collaboration se passe très bien : il me comprend bien et il connaît bien les enjeux auquel un dessinateur se confronte.

Naturellement, c’est un tome 2, mais cela pourrait très bien être un tome 1, non ? L’histoire est reprise à zéro et le code de conduite au sein de ce département d’espions remis au goût du jour. Néanmoins, est-ce facile d’arriver sur une série en cours ? D’autant plus quand le premier tome date de … 2012 ?

Baptiste Payen : Nous nous sommes posé beaucoup de questions par rapport à la continuité de la série, puis nous avons décidé de ne pas tenter de coller absolument au tome précédent : nous aurions pris le risque de ne pas maîtriser ce que nous aurions fait. Nous avons pris le parti de rappeler les informations nécessaires à la définition de l’univers de CHERUB dans ce tome 2, et c’est aussi ce que fait Robert Muchamore dans le roman avec le texte d’introduction. Lire le tome 1 enrichit la lecture du tome 2, mais n’est pas absolument nécessaire à la compréhension. Le fait de considérer ce tome 2 comme « notre » tome 1 nous a permis de ne pas avoir réellement la sensation de poursuivre une série, mais simplement de proposer notre vision de cet épisode.

 

 

 

 

© Payen/Combet chez Casterman

 

Comment vous êtes-vous approprié l’univers de Robert Muchamore ? En le lisant d’abord ? Comment passe-t-on de lecteur à adaptateur ? Est-il question de représenter au mieux ce que notre esprit a imaginé au fil de la lecture ?

Baptiste Payen : Évidement, j’ai lu quelques fois les premiers tomes de la série, que je ne connaissais pas avant que l’adaptation soit proposée à David. Je ne sais pas si je me suis réellement approprié l’univers de Robert Muchamore, j’ai surtout essayé de le comprendre afin que notre adaptation soit respectueuse de son travail.

 

 

 

 

© Payen/Combet chez Casterman

 

Pour passer de la lecture à l’adaptation, il faut être très pragmatique : j’avais un nombre de pages à respecter, et une histoire à raconter. À partir de là il s’agit de trier les informations : que peut-on transmettre seulement par le dessin, que peut-on éluder, et quelles informations sont absolument nécessaires ? Une fois ce travail fait, la marge de manœuvre se réduit considérablement et on peut se concentrer sur la manière de raconter l’histoire.

Le roman Trafic est paru en 2004, il y a déjà une génération de lecture, au moins. Cela veut-il dire qu’il a fallu un peu rafraîchir la substance (et la manière dont les personnages se comportent entre eux, par exemple) pour coller à l’attitude et ce que vive les jeunes d’aujourd’hui ?

Baptiste Payen : Je n’ai pas tellement touché au comportement des personnages, CHERUB repose sur des stéréotypes qui sont encore d’actualité pour véhiculer des messages simples, j’aurai eu du mal à changer cela et j’aurai sans doute eu l’impression de ne pas respecter le roman. De son côté, David a modernisé l’univers en faisant coller son dessin à des références un peu plus contemporaines.

 

 

 

 

© Payen/Combet chez Casterman

 

Adapter en bande dessinée (comme en film, d’ailleurs), n’est-ce pas briser le pouvoir de l’imagination ? Comment contourner cela ? Qu’est-ce qu’une adaptation en images peut apporter de plus, du coup ?

Baptiste Payen : L’adaptation en image n’apporte sans doute rien de plus que le roman. On change simplement de média afin de raconter la même histoire différemment. On propose « une » vision de cet univers, sans prétention d’en faire « la » vision. Une lectrice nous a dit récemment : « Je sais que James est décrit comme blond dans les romans, mais je préfère l’imaginer brun. », la BD la prive sans doute un peu de cette liberté. J’espère qu’on n’a pas brisé le pouvoir de son imagination, et quelle sera capable de ne voir la BD que comme une proposition.

 

 

 

 

© Payen/Combet chez Casterman

 

On voit beaucoup d’histoires d’espionnage portées à l’écran (avec en têtes de gondole les James Bond, Jason Bourne ou autres aventures d’Ethan Hunt ou des Kingsman), comment la bande dessinée rivalise-t-elle avec le spectacle du cinéma, les effets spéciaux etc. Quelles sont les armes de la BD ? Que permet-elle de faire passer que le cinéma est incapable ?

Baptiste Payen : Je ne crois pas qu’on puisse rivaliser. La BD apporte un univers graphique et narratif propre, le rythme se fait par la forme et l’emplacement des cases, par la composition, par la mise en scène, puis le lecteur décide de passer le temps qu’il souhaite sur chaque scène, il maîtrise sa lecture, il a le droit, s’il le souhaite, de revenir trois page en arrière ou d’aller voir trois page en avant, c’est possible en littérature, en BD, mais pas au cinéma. En BD, on ne peut que suggérer un mouvement, un bruit, ou le passage du temps, il faut être assez habile pour que le lecteur puisse instinctivement comprendre nos intentions. La lecture de BD est une lecture active, devant un écran on peut être passif. Selon le public ce sera un atout ou un handicap pour la BD.

Au niveau des effets spéciaux, en BD nous n’avons aucune limite, il faut juste des idées, du
temps, de l’envie et parfois du talent.

 

 

 

 

© Payen/Combet chez Casterman

 

Cela dit, il ne manque pas grand-chose pour que vos personnages s’animent sous nos yeux. Ça vous parle le cinéma d’animation ?

David Combet : Carrément ! C’est d’ailleurs la grosse influence du parti-pris graphique.

En matière d’espionnage, quelles sont vos références, vos films/histoires cultes ? Et en BD ?

David Combet : C’est pas exactement de l’espionnage, même s’il y en a un peu, mais la série de détective Veronica Mars que j’ai regardé pendant toute mon adolescence (… et encore maintenant, en fait), et j’ai une grosse passion pour Élise Lucet et le journalisme d’investigation qu’elle représente. En BD, j’avais adoré Danger Girl !

Naturellement, c’est une BD pour les jeunes ados, il y a un canevas à respecter ? À quoi faut-il veiller quand on s’adresse à un tel public ?

Baptiste Payen : Nous avons le roman comme garde-fou, les choses y sont décrites de manière à être adaptées aux adolescents. En respectant cela, on reste dans les limites. C’est même un peu sage à mon sens, les ados peuvent encaisser bien pire avant qu’on passe dans le subversif.

Quelles sont les différentes étapes du scénario à la planche finale ? Quelle est votre méthode? À l’ancienne ou à l’aide d’une tablette graphique ?

David Combet : J’utilise les boards de Baptiste pour faire mon crayonné en proposant, si besoin est, des modifications. J’en profite pour faire le lettrage et le gros de la mise en page. Ensuite  l’encrage, les aplats, et la mise en couleurs. Pour ce projet je bosse exclusivement en numérique, notamment pour des raisons pratique et de planning.


L’album est également paru en Angleterre. Pas mal, hein ?

David Combet : Plutôt cool oui !

Quelle est la suite pour vous ? D’autres projets ou toujours du Cherub ?

David Combet : On travaille en ce moment sur le tome 3 de Cherub, Arizona Max. Ensuite, j’enchaîne avec un autre album qui n’aura rien à voir et qui sera très cool aussi, mais je ne peux pas en parler pour l’instant…


Baptiste Payen : Nous avons un projet commun qui restera en stand-by pour encore quelques temps car nous sommes tous les deux très occupés, mais nous ne l’abandonnons pas. C’est un récit qui commence comme toutes les histoires de super-héros, mais qui dégénère « légèrement », je pense être assez vague avec ça pour ne pas trop en dévoiler !

Merci à tous les deux !

 

Propos recueuillis par Alexis Seny



Publié le 03/10/2017.


Source : Bd-best


Fer contre fer avec Renaud Farace : « Ma première version du Duel de Conrad? J’étais tellement respectueux que ça n’avait aucun intérêt ! »

Un auteur de BD, ça ne se fait pas en un jour. Parfois, ça peut aller très vite, d’autres fois, la patience est de mise. Comme pour Renaud Farace. Riche de collaborations dans des collectifs notamment, le jeune quadragénaire révèle un peu plus toute l’étendue de son talent avec Duel. Une adaptation de Joseph Conrad fidèle mais différente, pleine de fulgurances, dans laquelle celui qui rêve de reprendre Spirou et Fantasio le temps d’un album a cherché le côté pile et côté face pour consolider un duo fratricide et pourtant lié à jamais. De bonnes raisons de croiser le fer avec un auteur qui a du faire du chemin et noircir bien des pages pour en arriver là.

 

 

 

 

 

 

 

Autoportrait en Jack Sparrow © Renaud Farace

 

Bonjour Renaud. On vous attendait avec un récit de pirates, vous voilà avec un premier album qui fait briller les lames, mais de manière moins maritime, n’est-ce pas  ?

C’est vrai, au départ, j’avais prévu d’adapter Frères de la côté de Joseph Conrad. Un gros pavé de 500 pages qui devait être mon premier album.

 

 

 

 

Recherche pour Frères de la côté © Renaud Farace

 

Mais un ami éditeur m’a conseillé de commencer avec une adaptation plus courte. Par hasard, dans un recueil de nouvelles, j’ai eu un coup de foudre magnifique pour Le Duel, toujours de Joseph Conrad. Le genre me plaisait, Napoléon et sa campagne de Russie, le renversement qui allait s’y dérouler.

 

 

 

 

© Renaud Farace chez Casterman

 

Encore du Conrad !

Oui, il a écrit des textes de genre, d’aventure, très divertissant tout en arrivant à y mêler, à chaque fois, une vision très fine de l’âme humaine. Ce qui permet de (se) faire plaisir avec du fond. Exactement comme un Sergio Leone et sa façon d’aborder la guerre de sécession ou un Coppola au coeur de la guerre du Viêt-Nam. Joseph Conrad faisait pareil avec quelque chose d’universel aussi, car l’histoire aurait pu être transposée dans une autre époque. Au temps des samouraïs, par exemple. J’avais le désir de cet univers.

 

 

 

 

Recherche et rough © Renaud Farace

 

Mais…

J’avais trouvé l’histoire. Restait à l’adapter. Je me suis ainsi lancé dans une version scolaire, linéaire. Je l’ai relue et me suis rendu compte que je n’avais pas choisi le bon biais, j’étais tellement respectueux que ça n’avait aucun intérêt. Alors, je me suis demandé pourquoi j’étais fasciné par ce récit. J’ai relu le dernier paragraphe de la nouvelle et j’ai eu une révélation. J’ai ôté le « Le », pour me retrouver avec « duel », et cette notion de dualité sur plusieurs plans.

 

 

 

 

© Renaud Farace chez Casterman

 

Quel a été votre apport, du coup ?

Dans le texte original, le lieutenant D’Hubert est le personnage principal, froid, renfermé. Féraud, lui, est important mais sert plutôt de révélateur de D’Hubert.

Du coup, il m’importait de traiter la dualité pile-face d’une même pièce, de réhabiliter Féraud et de le laisser vivre sa vie. Féraud, c’est quelqu’un de populaire, de chaleureux, avec une certaine aisance dans les relations qu’il mène. Cela m’a amené à créer plein d’autres personnages pour l’entourer.

 

 

 

 

Première version du personnage de Féraud © Renaud Farace

 

 

On a parlé de Conrad, mais n’y a-t-il pas un peu d’Hugo aussi dans Duel ? Votre culture serait-elle plus littéraire que bédéphile ?

Je ne lis, en effet, pas beaucoup de bande dessinée, même si j’adore ça. En revanche, je suis passionné de cinéma et littérature, celle qui partage ma vie est d’ailleurs professeure de lettres. Elle me nourrit constamment (et pas que culinairement)… c’est elle qui m’a mis la Légende des Siècles de Hugo entre les mains, qui allait m’inspirer le texte d’introduction à la campagne de Russie, qui est une référence directe au grand Victor. C’est elle, encore, qui a suggéré l’idée de la chanson de geste quand je cherchais la forme pour raconter le troisième duel… Et c’est après avoir vu les Liaisons dangereuses au théâtre que nous avons imaginé ensemble la scène « épistolaire » avec Féraud et ses deux amantes…

 

 

 

 

© Renaud Farace chez Casterman

 

Comment êtes-vous passé d’une version à l’autre ?

La première était donc littérale, sans changer une virgule, ni les couches dramaturgiques.  Le fait de travailler les dialogue m’a remis les idées en place. Après, j’ai écrit au fur et à mesure, en soumettant les séquences à l’éditeur qui m’encourageait. Cela s’est corsé les trois derniers mois, où j’ai dû abattre le tiers du livre, soixante pages. Sans sommeil, quasiment.


La transition d’une version à l’autre se voit, sur votre blog notamment, avec des pages inédites.

Oui, c’est rigolo, ces planches, ces dessins non-retenus, je les appelle les bébés Féraud, les bébés D’Hubert. Plus caricaturaux, plus manga. J’avais la volonté de dessiner comme ça, mais ce n’était pas finalement mon style.

Au final, votre album est essentiellement noir et blanc, avec des notes de rouge.

Le noir et le blanc sont des contraires parfaits. Ils impliquaient la notion de dualité. Ce à quoi j’ai ajouté le rouge à certains moments pour suggérer une dimension supplémentaire. J’ai pensé à utiliser le rouge sur tout l’album, mais je trouvais cela trop chargé. Suffocant, à vrai dire.

 

 

 

 

Recherches de personnages © Renaud Farace

 

Comment êtes-vous arrivé chez Casterman ?

J’avais maquetté et imprimé mon projet en A3, avec une couverture rouge pétant, pour qu’il dépasse obligatoirement des piles de dossiers et se repère à plus de 50 mètres… Vincent Petit, mon éditeur chez Casterman, m’a confié qu’il l’avait effectivement remarqué grâce à cette ruse, et aussi parce qu’il adorait le film de Ridley Scott.

Honnêtement, comme je ne lis plus beaucoup de BD, je n’étais pas très au fait du catalogue Casterman. Mais je savais que c’était un éditeur qui n’avait pas peur de soutenir des projets en noir et blanc (j’ai essuyé quelques refus à cause de l’absence de couleur). Puis j’ai découvert, lors de nos premiers rdv, que nous partagions le même goût pour le grand romanesque qui met en scène des personnages travaillés, pour le divertissement intelligent. Là encore, que de bienveillance, de compréhension et d’encouragements… pour moi, c’est une belle rencontre, sans flagornerie aucune !

 

 

 

 

Strasbourg © Renaud Farace chez Casterman

 

C’est votre premier grand album rien qu’à vous. Mais on vous avait déjà vu sous le pseudonyme de Lu-k chez Petit à Petit, dans des ouvrages collectifs sur les Beatles, The Doors, la mythologie…

Oui, mais avec Olivier Petit, il y avait une sorte d’émulation, c’était différent, plus simple à dépasser.

 

 

 

 

The Doors © Renaud Farace chez Petit à Petit
Le Minotaure © Renaud Farace chez Petit à Petit

 

Ici, si j’étais tout seul, il y avait quand même Joseph Conrad. Son texte m’a accompagné. Je suis hyper-content d’avoir su mener ça à bien.


Avec des doutes ?

Duel, c’est une BD sans doute plus classique que ce qui parait actuellement. J’avais peur que ça paraisse austère. On est très loin de l’expérimental et fou Détective Rollmops que j’ai scénarisé pour Olivier Philipponneau.

Puis, j’ai douté d’y arriver dans les délais impartis. Je suis arrivé chez Casterman fin 2014, j’ai signé en janvier 2015, ce fut le feu vert pour la version finale. Jusqu’il y a un an et demi, quand on a arrêté le nombre de pages. J’ai commencé à voir le bout… avec la difficulté de finir.

Malgré vos expériences, vous êtes finalement un « jeune auteur ». Il est comment le monde de la BD vu de vos yeux ?

Ce n’est pas facile. C’est différent de Petit à Petit pour lequel je travaillais sur commande. Je n’avais pas à réfléchir au scénario. Ça m’a permis d’en apprendre sur ce milieu stakhanoviste.

 

 

 

 

Dans un tout autre genre, une membre de The Zombie Girls Gang Band © Renaud Farace

 

Vous saviez que derrière l’histoire passée à la postérité, il y avait deux personnages ayant réellement existé ?

Pas du tout, c’est mon éditeur, Vincent Petit, qui m’a aiguillé vers l’histoire réelle qui était derrière. Celle de François Fournier-Sarlovèze (Féraud) et  Pierre Dupont de l’Étang (D’Hubert). Une histoire avec des éléments intéressants, comme cette charte qui obligeait les deux à se battre dès qu’ils se croisaient.  Ainsi :

« Article 1er. Chaque fois que MM. Dupont et Fournier se trouveront à trente lieues de distance l’un de l’autre, ils franchiront chacun la moitié du chemin pour se rencontrer l’épée à la main ;

Article 2. Si l’un des deux contractants se trouve empêché par son service, celui qui sera libre devra parcourir la distance entière, afin de concilier les devoirs du service et les exigences du présent traité ;

Article 3. Aucune excuse autre que celles résultant des obligations militaires ne sera admise ;

Article 4. Le traité étant fait de bonne foi, il ne pourra être dérogé aux conditions arrêtées du consentement des parties. »

Fournier était un guerrier beaucoup plus cruel, un démon presque, antipathique et sanguinaire.

 

 

 

 

© Renaud Farace chez Casterman

 

Il y a un troisième personnage, non ?

Oui, le Corse, Paoli. Il est  important, c’est lui qui fait le lien. Je me suis projeté en lui. Tellement que quand il m’a fallu le tuer, ce fut très douloureux. J’étais très triste. Je rentrais chez moi avec le moral dans les chaussettes. Mes enfants, ma femme me demandaient pourquoi. Je leur disais que j’avais dû tuer un personnage qui m’était cher.

 

 

 

 

© Renaud Farace chez Casterman

 

Vous avez fait de l’escrime, ça aide dans le dessin des postures des deux personnages ?

J’en ai fait en tant que sport, pas en tant qu’escrime de guerre. C’est d’ailleurs comique parce que j’ignorais totalement que Ridley Scott avait fait un film sur base de la nouvelle de Conrad. En l’apprenant, je suis tombé sur l’affiche qui m’évoquait un lointain souvenir : c’était celle qui, des lustres auparavant, trônait au-dessus de la salle d’escrime dans laquelle je m’entraînais.

Après, oui, j’imagine que ma pratique de l’escrime m’a aidé à mieux saisir des attitudes, les parades. En plus, quand je dessine, je mime. Je me suis mis à faire des feintes, des parades devant mes camarades à qui je demandais de me prendre en photo.

Plus loin, pour le duel relaté en alexandrins, j’ai du faire pas mal de recherches pour retrouver les termes techniques et précis de l’époque.

Finalement, le film de Ridley Scott, vous l’avez vu ? Verdict ?

Vu ! Et assez conforté dans ma décision de ne pas le regarder durant la conception de mon Duel, tant les somptueuses images m’auraient complexé ! Sinon, au-delà de la magnifique photo, j’ai beaucoup apprécié le scénario de la première demi-heure, je suis moins friand des choix faits pour la suite…

 

 

 

 

Recherches de personnage © Renaud Farace

 

Il est donc différent de votre œuvre ? En quoi ? Finalement quelles sont les limites du cinéma que la BD compense et vice-versa ?

Ce qui est très intéressant, c’est qu’il s’agit réellement de deux adaptations distinctes, chacune s’étant attachée à ce qui la passionnait dans le récit de Conrad. Pour ma part, j’y ai vu, et développé, une thématique de la dualité, choisissant de traiter les deux duellistes à part égale, alors que Ridley Scott et son scénariste ont privilégié d’Hubert, Féraud (Harvey Keitel) restant cantonné à son rôle de brute épaisse. En ce sens, ils ont été plus respectueux du matériau d’origine, mais ils se sont moins glissés dans les interstices du texte…

 

 

 

 

Étude de personnage © Renaud Farace

 

Le film déroule également une adaptation que je qualifierais « d’anglaise »… attention, rien de péjoratif dans ma formulation, je suis loin d’être chauvin, mais dès les premières minutes du film, on constate un certain parti pris dans le traitement de l’épopée napoléonienne, l’empereur étant d’emblée traité comme un dictateur sans foi ni loi, et un conquérant sanguinaire… je n’ignore pas les réalités du règne de Bonaparte, mais le film fait l’impasse sur l’émulation et l’euphorie qu’il provoqua à ses débuts. De plus, on sent bien que Ridley Scott apprécie particulièrement l’oncle aristocrate de la promise de d’Hubert, personnage très réussi au demeurant.

Vous avez passé votre enfance sous d’autres latitudes. Vous étiez en contact avec de la BD ? Qu’est-ce qui a fait votre culture, vos premiers coups de cœur ?

Étonnamment, partout où nous résidions avec mes parents, je trouvais facilement Pif Gadget, Rahan et divers comics américains traduits par LUG, j’ai donc pu dévorer toutes ces publications dans ma langue maternelle, très jeune.

 

 

 

 

Illustration d’un bateau pirate © Renaud Farace

 

Comme je vivais dans des pays très chauds, je passais le plus clair de mon temps dehors, et le retour définitif sur Paris posa quelques problèmes : plus question d’aller jouer dehors à cause du trafic et du climat. Pour palier l’ennui qui me menaçait, mon père a installé sa collection de BD dans ma chambre, plus de 400 albums qu’il avait acquis durant son adolescence (à l’époque, c’était énorme), et ma passion est née, principalement à la lecture des Spirou de Franquin (que je rêvais — et rêve toujours — de reprendre le temps d’une aventure), mais aussi avec Johan & Pirlouit, Gil Jourdan, Marc Dacier, Achille Talon, Barbe-rouge, Buck Danny, Lucky Luke, Oumpa Pah, Benoit Brisefer, la Ribambelle, et les recueils brochés de Spirou Magazine datant des années 60… du old school, en somme !

Plus tard, vous gagniez le concours Jeune Talent d’Angoulême. Ça aide ? Ou c’est une arme à double-tranchant ?

J’ai effectivement fait partie de la sélection des 20 lauréats du concours Jeunes Talents, en 2005. Cela faisait quelques temps que je me demandais si j’allais continuer la BD, car, à part mes collaborations actives dans le fanzinat, je n’étais toujours pas édité… cette sélection a confirmé mes choix et mes envies, m’a re-motivé… et m’a ouvert les portes de l’édition professionnelle, principalement avec des mini-récits de commande qui m’ont permis de vivre et surtout de me roder.

 

 

 

 

Une planche de La querelle des arbres, première mouture © Renaud Farace

 

Entre-temps, c’est la psychologie que vous avez étudiée. Pourquoi, ce choix ? L’attraction pour la BD n’était pas assez forte ? Vous y êtes revenu assez vite quand même, mais quel a été votre apprentissage du Neuvième Art ?

Je n’étais pas bien au courant des diverses formations artistiques post-bac, et c’était une culture assez éloignée de mon milieu (je dis cela sans rancœur aucune, c’était juste comme ça). Il semblait aussi assez sage de se former à un métier via l’obtention d’un bon diplôme… mais en réalité, je me suis tourné vers les sciences humaines par goût intellectuel, tout en sachant que jamais je ne pratiquerai, car je voulais vraiment faire de la BD. Ainsi, j’ai passé mes cinq années d’études à créer des fanzines, qui ont constitué l’essentiel de mon apprentissage, que ce soit dans la pratique ou grâce aux rencontres d’autres auteurs en herbe (la plupart sont d’ailleurs édités aujourd’hui). Rétrospectivement, ce fut la meilleure école : tout faire soi-même, de la réalisation de sa BD, à l’édition d’une revue amatrice, en passant par le maquettage, l’impression, etc. En parallèle, j’ai découvert, à la fac, la psychanalyse, la philosophie, la littérature, le cinéma… et j’espère que tout cela fait un bon mix aujourd’hui !

 

 

 

 

Un shérif de l’espace © Renaud Farace

 

Vous avez rencontré des auteurs ? Quels conseils vous ont-ils donné ?

Selon la tradition qui semble toujours aussi tenace depuis la nuit des temps de la BD, je suis allé effectivement présenter mon travail à certains « maîtres », au culot, en trouvant leur numéro de téléphone dans l’annuaire ou en les «pistant » sur les salons. J’en retiens essentiellement une réjouissante bienveillance, très motivante, même si tous n’appréciaient pas forcément ce que je leur montrais… Ils ne se souviennent probablement pas de moi, mais je me permets de les citer, car chacune de ces rencontres m’a profondément marqué : Mézières, Margerin, Stan & Vince, Johan de Moor, Moebius…

 

 

 

 

Un hommage à Adèle Blanc-Sec et Tardi © Renaud Farace

 

Des coups de cœur récents ou plus anciens en BD ? La Bible pour vous, c’est quoi ?

Récemment, j’ai été littéralement soufflé par la Terre des fils de Gipi. J’ai également adoré Une Fessée et au lit de Boris Délévègue et Alcibiade de Rémi Farnos… et j’attends le(s) prochain(s) Pedrosa avec impatience !

Sinon, pour ma petite liste de mes incontournables (et j’en oublie sûrement!) :
– Qrn sur Bretzelburg, Spirou & Fantasio n°18, André Franquin
– La Valléé des bannis,  Spirou & Fantasio n°41, Tome & Janzy
– 3 ombres, Cyril Pedrosa
– Vitesse moderne, Blutch
– Les 5 conteurs de Bagdad, Duchazeau & Vehlmann
– Ici même, Tardi
– Dieu est mort ce soir, Soda n°4, Tome & Gazzotti

Finalement, l’album est sorti en avril. On en parle toujours dans un monde de la BD où les nouveautés se chassent les unes après les autres. Belle performance, donc ? Vous avez dû avoir des retours, que disent-ils ? On parle de vous comme d’un auteur révélé. Au bon moment ?

L’accueil critique est effectivement très chaleureux, et c’est un beau cadeau pour mes quarante ans ! J’espère qu’on lira encore Duel à mes cinquante…

Que nous réservez-vous pour la suite ? La querelle des arbres en album, c’est ça ? D’aussi longue haleine que Duel ? Et Frères de la côte, alors ?

Je vais sauter d’un empire à l’autre, puisque la Querelle des arbres se situe dans l’Indochine des années 30. Il s’agit, pour moi, de comprendre les ambiguïtés de la colonisation, de confronter son discours et ses intentions « humanistes » à sa dure réalité, à travers un récit toujours aussi romanesque que Duel, avec beaucoup plus de personnages principaux… et je ne vois pas comment la raconter avec moins de 200 pages…

Je garde le Frère-de-la-côte pour plus tard, déjà pour ne pas me limiter aux adaptations du grand Conrad (la Querelle est un scénario original), et aussi pour me laisser le temps de le penser sous forme de mini-série.

 

Propos recueillis par Alexis Seny



Publié le 28/09/2017.


Source : Bd-best


Aude Mermilliod, sur une ode de Trenet, au coeur des Reflets Changeants : « Une envie de bonheur et de chocs qui font se rencontrer des inconnus »

Depuis Trenet, on le sait, « la mer à des reflets changeants ». Que les gens, qu’ils soient côtiers ou pas, lui envient. Même si la course a parfois été suspendue et qu’une affiche de Godard « À bout de souffle » traîne dans les parages, c’est un véritable second souffle, avec tout ce qu’il a de salvateur et d’imprévisible, qu’Aude Mermilliod donne, sans compter, à ses personnages. Ils sont trois, de différents âges, de différents doutes, de différents problèmes… mais tous reprennent du poil de la bête pour composer cette grande histoire chorale intelligente et chatoyante, dure aussi, parfois.

Les reflets changeants, c’est tout ça et bien plus encore. Quelque part entre sa Méditerranée et ma Sambre, cela valait bien une interview (épistolaire) de celle qui a gagné le Prix Raymond Leblanc en 2015 et conquiert désormais notre coeur. Alors, à la une, à la deux, à la trois, plongeons !

 

 

 

 

© Aude Mermilliod chez Le Lombard

 

Bonjour Aude. Même en septembre, il a le bon goût de l’été cet album, non ? C’est en été que les humains, et vos personnages de surcroît, sont les plus aptes à se découvrir ?

Bonjour ! en ce qui me concerne, je ressens un vrai attachement à la Méditerranée, et elle prend toute son ampleur en été. Ce sont des souvenirs sensitifs très vifs, liés à mon enfance… le sel sur la peau, rentrer dans une voiture bouillante de soleil, manger le soir au son des cigales… Après, je pense qu’on peut se rencontrer toute l’année ! Ce choix est plus lié à des souvenirs de vacances.

Vous êtes-vous éveillée au Neuvième Art, très tôt, dès votre enfance ? Avec des lectures favorites ?

J’ai lu pas mal de bandes dessinées quand j’étais petite. Des classiques comme Tintin, Astérix ou les Tuniques Bleues, mais ce sont surtout les bd de mes voisins dont j’ai le plus de souvenirs. Notamment les Philémon ou Tendre Violette, ou encore les Peeters/Schuiten. Je ne comprenais pas grand-chose, mais c’était vraiment des supports d’évasions.

 

 

 

 

 

© Aude Mermilliod chez Le Lombard

 

Aujourd’hui, qui sont vos maîtres ?

Aujourd’hui je lis beaucoup beaucoup beaucoup de bandes dessinées, donc mes maître-sse-s sont de plus en plus multiples. J’aime aussi bien Jilian Tamaki et Craig Thompson que Pascal Rabaté ou Désirée et Alain Frappier. Les styles et les propos sont de plus en plus variés, c’est un vrai bonheur de lectrice !

Qu’est-ce qui vous a appris le métier ?

Mon parcours n’est pas du tout linéaire. Durant mes études de mode (que j’ai totalement échouées), j’étais souvent absente en cours (ceci explique cela) et je filais dans la librairie de ND Expérience, à Lyon, qui jouxtait l’école. Ce sont les libraires qui m’ont mis dans les mains des albums aux couleurs différentes, qui m’ont éveillée à la Bande dessinée.

 

 

 

 

© Aude Mermilliod chez Le Lombard

 

Ensuite, lors de mes deux années de Beaux-Arts à Toulouse (… dont je me suis fait virer), je vivais non loin d’une autre très bonne librairie bd, et je suis tombée amoureuse du libraire, qui était également auteur. C’est donc de le voir dessiner, et de piocher dans sa bibliothèque qui a confirmé mon intérêt pour le 9e art.

J’ai donc fait quelques planches par-ci par-là, mais sans grande conviction. C’est en ouvrant mon blog « La fille voyage » que j’ai commencé à davantage dessiner, grâce à la tablette graphique et à son merveilleux ctrl-Z qui m’a permis de ne plus trop avoir peur du dessin raté.

 

 

 

 

© Aude Mermilliod

 

Après tout ça, j’ai travaillé sur le scénario des Reflets changeants, et j’ai présenté le concours Raymond Leblanc. Et me voila !

Dès le titre, Les reflets changeants, sa poésie nous emporte. Est-il venu rapidement ?

Non, j’ai fait pas mal de brainstorming. Mais la chanson La mer de Charles Trenet, me revenait sans cesse en tête. J’ai appris par la suite qu’il l’avait écrite dans un train longeant la mer, magnifique non?

 

 

 

 

© Aude Mermilliod chez Le Lombard

 

Cet album, c’est le premier de votre parcours de jeune autrice, ça fait quelque chose, non ?

Ah ça ! On peut le dire ! Depuis le temps que je fantasme sur le moment où j’allais enfin tenir mon premier livre dans mes mains ! C’est un moment de joie pure, vraiment.

Cela dit, ça a déjà dû vous marquer de gagner le Prix Raymond Leblanc, non ? Un gros et vrai coup de pouce ?

Un immense coup de pouce ! Un coup de pouce inespéré ! Débuter dans une maison telle que le Lombard, en étant considérée comme tous les autres auteur-e-s, avec en plus un apport financier qui permet de ne faire que son album sans s’inquiéter, c’est une chance inouïe.

 

 

 

 

© Aude Mermilliod chez Le Lombard

 

Vous remerciez particulièrement Jean-Louis Tripp, il fut d’une grande aide ?

Jean-Louis Tripp est mon conjoint, donc il a été, durant les premiers pas de l’album, mon premier lecteur. Il a pu m’indiquer certaines erreurs de débutante. Ensuite, j’ai finalement très peu fait appel à lui, même s’il était dans la pièce à côté. Parce que je débutais et que je voulais être seule à bord, avec mon éditrice.

Son dernier album, Extases, fait l’unanimité ces dernières semaines. Vous l’avez lu ? Y’a-t-il eu des échanges entre les deux projets sur lesquels vous travailliez, tous deux ?

J’ai lu au fur et à mesure les planches d’Extases. Jean-Louis fait une planche par jour, je la lisais le soir… ou par-dessus son épaule dans la journée. Mais nos projets sont totalement distincts. Cela dit il n’est pas exclu que nous écrivions un jour un scénario ensemble.

 

 

 

 

© Jean-Louis Tripp chez Casterman

 

Autres bonnes fées, Régis Loisel, Max Cabanes et Fabrice Néaud ? Excusez du peu, comme on dit ! Et pourtant, tous ont des univers très différents les uns des autres, non ? En quoi vous ont-ils aidé ?

C’est drôle comme les gens ne se rendent pas compte de l’importance qu’ils ont pu avoir, parfois. Régis Loisel et Max Cabanes ont lu des parties de l’album, à des moments donnés, ils ont pris le temps de me faire des retours, et ça a été pour moi autant de petits moments encourageants et revigorants durant cette longue traversée du désert que peut être la réalisation d’un livre.

Fabrice Neaud, lui, a pris le temps, un soir, de me faire des retours très judicieux sur la couverture, qui serait moins belle sans lui.

 

 

 

 

 

Couverture finale de l’album © Aude Mermilliod

 

Cerise sur le gâteau, la force de la couverture. Elle est, à peu de choses près, la dernière planche de votre album qui elle-même se prolonge sur la quatrième de couverture. Une manière de prolonger la narration ? Ou de la commencer avant même d’avoir ouvert l’objet ?

Comme on le découvre en finissant l’album, la couverture ne correspond pas à un moment réel de l’histoire, en revanche elle représente cet élan vital, cette propension à la joie que j’espère avoir exprimé dans ce livre.

Il était important pour moi que la couverture soit énergique, joyeuse, sans mélancolie. Ce livre parle surtout de ça, d’une envie de bonheur, et de comment on l’atteint.

 

 

 

 

© Aude Mermilliod

 

Mine de rien, quand on arrive en tant que jeune auteur sur ce marché difficile qu’est la BD d’aujourd’hui, c’est un parcours du combattant ? Avec des galères ? Encore plus quand on propose un récit hors-format, un roman graphique de 200 pages ?

J’ai eu la chance de ne pas connaître ces galères, dans la mesure où Les reflets changeants est mon premier projet, et qu’il a été très soutenu par le Lombard. Mais je sais que je suis une exception.

Quand on voit le projet que vous avez soumis au concours, il y a deux ans, et l’album final, la métamorphose est irréfutable. Au niveau du graphisme, des couleurs… Qu’est-ce qui a permis, cette métamorphose ?

La grande différence c’est le temps, et le nombre de pages. Le dossier était d’uniquement 3 planches, et je dessinais bien moins. Quand j’ai su que l’album allait exister, j’ai tout mis à un autre niveau, j’ai remis certaines choses en questions, notamment la couleur.


Dans Les reflets changeants, le lecteur est amené à rencontrer trois personnages qui se frôlent mais ne se connaissent pas. Ces trois personnages pourraient-ils être les trois facettes d’une même personne ?

Non, pas d’une même personne, du moins pas de moi. Je peux avoir de l’empathie pour les trois, mais ils ne me ressemblent pas pour autant, et je les ai construits de manière bien distincte. Mais ensuite le lecteur ou la lectrice a le droit d’y voir ce qu’il-elle veut.

Comment sont-ils nés graphiquement ces personnages ? Le reflet extérieur doit-il être accordé au reflet intérieur ?

Je voulais qu’ils ressemblent à des « vrais » gens. À savoir pas parfaits ni physiquement ni dans leurs traits de caractère. Ils ont des défauts, des forces et des impuissances, comme dans la vie.

 

 

 

 

© Aude Mermilliod chez Le Lombard

 

Vous, comment avez-vous fait leur connaissance ? Sont-ils tout droit sortis de votre imagination ou y avez-vous mis un peu de personnes réelles que vous auriez rencontrées ?

Elsa ne me ressemble pas, mais elle vit des choses que j’ai pu vivre, à savoir une fin d’histoire d’amour un peu tendue, et une attirance pour des personnes variées, de tous âges et de tous horizons sociaux.

Jean est inspiré d’un ancien amoureux, mais il a bien pris sa vie en main, il ne lui ressemble sans doute plus tant que ça.

Même chose pour Émile, il est inspiré de mon grand-père mais a également pris son envol vers une personnalité qui lui est propre.

 

 

 

 

© Aude Mermilliod

 

Votre grand-père qui donne plus esprit que corps à Émile, le quasi-octogénaire du trio, qui était en Algérie dans les années 60 et qui ne portait pas les Arabes dans son coeur. Vous revenez sur ce destin (de ce qui est finalement un quatrième personnage « dans le troisième ») grâce à un carnet laissé, perdu, sur un banc. C’est via un carnet que vous avez pu aborder cette facette moins reluisante de sa personnalité ? Jusqu’à quel point cette histoire est inspirée de votre grand-père ? Était-il sourd, lui aussi ?

Oui, mon grand-père était sourd. Il n’a pas à proprement parler « fait l’Algérie », il y est né, et y a vécu jusqu’en 62. La genèse de ce livre est la fin de vie de mon grand-père, et rapidement j’ai voulu en dire plus de sa vie, de ses opinions, et surtout de cette situation commune à bien des gens : avoir une personne de sa famille aimante, mais avec qui on a que des divergences au niveau politique.

Ses journaux intimes ont été des outils précieux pour dire cela. Sans eux, la voix d’Émile aurait été plus creuse, aurait peut-être sonné moins juste.

 

 

 

 

© Aude Mermilliod

 

Représenter ce vacarme dans le silence qu’il subit à chaque seconde uniquement par le dessin qui n’est pas définition pas sonore, c’est un défi ?

J’avais fait des recherches peu concluantes sur le comment représenter les acouphènes. C’est très compliqué, effectivement. J’ai rapidement choisi de me placer uniquement du point de vue d’Émile, et de rendre les lecteurs-ices sourd-e-s elleux aussi.

Il a fallu un peu plus « expliquer » via le texte off des pensées d’Émile, ses ressentis vis-à-vis des acouphènes, je ne voulais pas rendre le dessin trop lourd et saturé comme l’est la réalité des gens qui vivent ça.

 

 

 

 

© Aude Mermilliod chez Le Lombard

 

Dans vos cases, vous mettez aussi un peu de musique, Bashung mais aussi Katy Perry. Si vous deviez prolonger cette BO, que mettriez-vous dans votre playlist pour accompagner la lecture de cet album ?

 

 

 

 

© Aude Mermilliod chez Le Lombard

 

Hummm dure question… Ce qui me vient en premier serait sans doute l’excellent dernier album de Leonard Cohen, saupoudré d’un peu d’Ibrahim Maalouf, de Nick Cave, et terminer dans la joie avec Mika et Cindy Lauper !
 

Il est aussi question de cinéma. Godard n’est pas loin à faveur de la beauté d’une affiche, celle d’À bout de souffle. Son premier film et qui a aussi eu un prix emblématique. Un réalisateur que vous affectionnez ?

Oui, j’aime beaucoup Godard. Mais le choix de cette affiche était un peu une légère et tendre moquerie me concernant à l’âge d’Elsa, où il était de bon ton d’aimer Godard. Tout le monde aimait Godard en école d’art, c’était la suite de la tenture exotique sur le mur, on avait ensuite l’affiche de Pierrot le fou.

 

 

 

 

© Aude Mermilliod chez Le Lombard

 

Puis, il y a des lieux réels, comme la maison d’… Edmond Baudoin ! Un autre grand qui vous a accompagnée un peu ?

Edmond est un ami, et sa maison un lieu parfait pour représenter une nette rupture avec la ville. Elle est tout proche de Nice, ça m’est donc venu assez naturellement. Edmond ne m’a pas accompagnée dans la réalisation de cet album, en revanche ses livres ont fait partie de ma bibliothèque de jeune lectrice de bd, ils ont donc eu une vraie importance pour moi, au même titre que ceux de Manu Larcenet ou Frédérik Peeters.

Ce livre, il a la couleur de l’été mais aussi celle du sud, des environs de Cannes, des bords de mer. Pourtant, une partie a été créée à Montréal ! Dépaysement total, non ? Parfois, mieux vaut se fier à ses souvenirs et impressions qu’au paysage saisi sur le vif ?

Quand j’ai su que j’allais réaliser cet album, je suis repartie seule à Nice pour me réimprégner de cette ambiance. L’album vient donc en grande partie de souvenirs mais aussi de ce que j’ai pu glaner durant ce trip en solo. Y retourner seule avait de l’importance, j’aime tout particulièrement la disponibilité qu’on a lors de voyages solitaires.

 

 

 

 

© Aude Mermilliod chez Le Lombard

 

C’est une œuvre chorale, comment vous êtes-vous arrangée pour équilibrer le « temps » de présence de ces trois personnages ? Sur le mode choral, y’a-t-il des œuvres qui  vous ont marquée (cinéma, littérature…) ?

Les trois personnages sont principaux. Elsa n’est pas plus l’héroïne que les autres. J’ai voulu bien marquer cela, même si on a encore tendance à lui donner plus d’importance qu’aux deux autres, peut-être parce qu’elle appartient au même genre que le mien. Je voulais démarrer avec un vrai temps pour chacun, qu’on apprenne à les connaitre. Ensuite, il a fallu trouver des chocs, des lieux de croisement… Le chien y a été d’une grande aide.

 

 

 

 

© Aude Mermilliod chez Le Lombard

 

Le livre qui me vient tout de suite à l’esprit pour son aspect choral est le prodigieux David, les femmes et la mort de Judith Vanistendael, qui aborde le cancer d’un homme vu par les femmes de sa vie. Ma-gni-fique !

Une dynamique chorale, c’est la meilleure façon de traverser une œuvre avec des multiples thèmes  comme (pèle-mêle parmi ceux que vous évoquez) la rupture, la séparation, la solitude, l’envie d’en finir… ?

Ce qui était primordial pour moi était que ce livre soit intergénérationnel, qu’il soit une fenêtre ouverte vers les problématiques de différents âges de la vie. À cette fin, effectivement la forme chorale a été un vrai outil.

 

 

 

 

© Judith Vanistendael chez Le Lombard

 

Quelle est la suite pour vous ? Des projets en perspectives ? Des voyages aussi comme vous êtes blogueuse globe-trotteuse ?

Peu de voyages malheureusement car le métier d’autrice prend vraiment beaucoup de temps. Par contre je suis en train de réaliser mon second livre, chez Casterman, qui a pour sujet l’IVG, de façon autobiographique.

 

Propos recueillis par Alexis Seny



Publié le 26/09/2017.


Source : Bd-best


Frédéric Antoine et Jean-François Vachon, papas de Jimmy Tornado : « C’est fatiguant de courir derrière un gorille »

Il vient de Montréal mais aussi des quatre coins du monde où toutes sortes de maux sont à l’oeuvre. Son nom ? Jimmy Tornado ! Un super-héros ordinaire. Enfin, ordinaire… plutôt simiesque, quand même, gorille anthropomorphe bien aidé par sa demi-soeur surdouée, Guadalupé. Formant un tandem casse-cou, ces deux-là sont les nouveaux héros créés par Frédéric Antoine et Jean-François Vachon.

 

 

 

 

 

 

 

© Jean-François Vachon

 

Bonjour à tous les deux. Frédéric, on a déjà pu faire votre connaissance lors de la parution de Biodôme. Mais Jean-François, on ne vous connaît pas encore suffisamment. Dites-nous, d’où nous venez-vous ? Avez-vous baigné assez tôt dans la bande dessinée ou est-ce venu par après ?

Jean-François : Je viens de Montréal.  Je suis illustrateur depuis une trentaine d’années. J’ai travaillé en publicité, en édition scolaire et en magazine d’humour où j’ai rencontré d’ailleurs pour la première fois Frédéric Antoine. À l’époque, il me commandait des pages de couvertures et des illustrations pour le magazine.  Donc, je suis illustrateur avant tout.  C’était le meilleur moyen de gagner ma vie, car la BD n’était pas ce qu’elle est aujourd’hui au Québec.

Puis, vers 2012, j’ai réalisé mon vieux rêve de faire de la BD avec Planète Zoockey. Ce n’est que quelques années plus tard que Fred me proposa de faire équipe avec lui. J’en fus très honoré!
Planète Zoockey

 

 

 

 

© Jean-François Vachon

 

Quels auteurs vous ont donné envie de faire de la BD ? Vous en avez rencontré certains ? Vous auraient-ils donné des conseils ?

Jean-François : Mon idole était Franquin.  J’aurais aimé le rencontrer…c’est encore à mon avis le meilleur de tous! J’adorais aussi ce que faisait Jack Davis dans le Mad magazine. C’est lui qui m’a donné le goût d’illustrer les magazines d’humour et de faire de l’illustration éditoriale.

Vouloir faire de la BD, c’est bien. Mais à partir de quel moment, avez-vous pris conscience que votre dessin tenait la route ?

Jean-François : Ce n’est pas vraiment au niveau du dessin, mais plutôt du découpage d’une planche. J’ai réalisé que je devais travailler fort pour que ça tienne la route et que mes planches ne ressemblent surtout pas à une suite de petites illustrations placées les unes derrière les autres. Je suis encore en apprentissage!

 

 

 

 

© Antoine/Vachon chez Presses Aventure

 

Au Québec, on vous connaît avant tout pour Planète Zoockey. Mais qu’est-ce que c’est ?

Jean-François : On me connaît avant tout comme illustrateur pour avoir fait beaucoup de pages couvertures de toutes sortes.  Entre autres pour les revues Croc et Safarir. On me reconnaît maintenant comme bédéiste.  Planète Zoockey se passe dans l’univers du hockey et met en scène des grenouilles et animaux de toutes sortes.  Les grenouilles représentent le Canadien français, car les anglophones nous qualifient souvent de « frogs ».  Le mot « Zoockey» est une fusion des mots « zoo » et « hockey »…La BD a connu un beau succès au Québec.

Déjà des animaux, donc ? Prenez-vous plus de plaisir à dessiner des animaux que des humains ? À quoi faut-il penser du coup quand on mélange les deux comme dans Jimmy Tornado ? Est-ce une difficulté supplémentaire ?

Jean-François : J’adore dessiner des animaux et c’est toujours amusant de leur donner un comportement humain.  Jimmy est amusant à dessiner, car il a une belle carrure, il est fort et n’a pas besoin d’être beau… Il me permet de créer de belles scènes d’action comme dans les comics. Mon défi demeure Lupé…Elle doit toujours être jolie et déterminée.

 

 

 

 

© Antoine/Vachon chez Presses Aventure

 

Entrons vite dans le vif du sujet, car la terre est en danger. Heureusement, elle peut compter sur Jimmy Tornado… un gorille qui parle on ne sait trop comment. Mais, au début de votre création, Jimmy aurait-il pu être un autre animal ? Pourquoi un gorille justement ?

Frédéric : Au début de la création de la série, destinée au magazine Les Débrouillards, nous envisagions plutôt un jeune garçon avec des super pouvoirs : une combinaison spéciale, une ceinture créant un avatar en hologramme solide… Les choix étaient nombreux et finalement peu originaux. Et puis, j’ai réalisé qu’un gorille qui parle ferait un bon personnage, comme on en voit déjà dans les films ou en BD. Mais que faire pour le différencier ? Un ado… avec une demi-sœur humaine et des origines encore nébuleuses qui permettent de mieux préparer une révélation originale !

L’idée a plu à tout le monde. Un sympathique gorille, comment ne pas craquer ?

 

 

 

 

© Antoine/Vachon chez Presses Aventure

 

Des héros singes, vous en avez en tête qui vous ont marqués ?

Frédéric Antoine : Les personnages de la planète des singes, bien sûr. Ou le compagnon de Tom Strong, une série d’Alan Moore. Mais durant la phase de création, César est revenu à l’écran et, par la suite, Winston est apparu dans le jeu Overwatch. On est donc tombé en plein dans une ère de héros simiesques.

Facile à dessiner ?

Jean-François : Le plus difficile est d’imaginer et découper une belle scène d’action.  Après deux tomes, les personnes sont maintenant bien maîtrisées au niveau du look et des proportions. On constate cette évolution de planche en planche.

 

 

 

 

© Jean-François Vachon

 

Dans vos cases définitives, Jean-François, vous laissez les traits de construction, un effet que vous recherchez ?

Jean-François : C’est un choix artistique. J’aime sentir le croquis derrière la coloration. Le trait est vif et dynamique: une technique que j’utilise beaucoup en illustration. Par contre, ça va peut-être changer un peu depuis que je travaille avec une Cintiq (tablette graphique). C’est à voir!

 

 

 

 

© Antoine/Vachon chez Presses Aventure

 

J’imagine qu’il faut, tant dans le scénario que dans le dessin, humaniser l’animal tout en conservant sa part animale pour en faire un parfait anthropomorphe. Difficile ?

Frédéric Antoine : Pour ma part, j’écris toujours en pensant à un ado, un personnage à la fois jovial et ronchonneur. Ce n’est que dans les séquences d’action que je pense à un gorille et à ses capacités physiques. Rien de bien compliqué. Ce doit être plus difficile au dessin pour JF.

Jean-François : Éh bien non, c’est plus amusant que difficile. La difficulté, c’est d’être constant!

 

 

 

 

© Antoine/Vachon chez Presses Aventure

 

Dès les premières planches, c’est départ immédiat et la première mission nous tend les bras alors qu’on en sait finalement très peu sur les personnages principaux : Jimmy et sa surdouée de sœur Guadalupé. J’imagine que leurs biographies vous la connaissez dans les moindres détails, non ? Alors pourquoi, dans un premier temps, les éclipser ? Qu’est-ce que cela amène au récit ?

Frédéric Antoine : Le fait est qu’on a voulu lancer la série dans les Débrouillards avec une aventure pleine d’action. J’avais déjà une vague idée des origines de Jimmy, mais je voulais me laisser du temps pour bien y réfléchir. Je n’aime pas m’embarrasser des origines d’un héros ou de sa biographie dès le début d’une série. À l’instar des mangas, je préfère doucement ajouter des indices, puis livrer les réponses plus tard, quand l’attachement du lecteur a été acquis. Il n’est pas difficile de s’attacher à un héros sans passé. Les jeunes le savent. Ce sont les adultes qui veulent souvent suivre un récit cartésien. Aucun jeune ne m’a jamais demandé qui se cachait sous le masque de Spectro, le héros de ma première série, mais les adultes, ça les agaçait de ne pas en savoir plus.

 

 

 

 

© Antoine/Vachon chez Presses Aventure

 

Atlas ne répond plus, ça pourrait être le titre d’une aventure au long cours, mais non ! C’est le titre d’une courte histoire. L’album en contient cinq. Vous ne vouliez pas d’une histoire longue dès le départ ? Fait-on d’ailleurs une histoire courte comme on fait une histoire longue ou y’a-t-il des subtilités ? À quoi faut-il penser pour caler tout ça dans quelques planches ?

Frédéric Antoine : Une histoire courte demande d’être très concis et donc la vraie subtilité est le bon dosage des ellipses. Un ami m’a dit que nos histoires avaient un rythme de dessin animé – on va à l’essentiel pour une bonne dose de fun. Mais Atlas aurait pu être une longue histoire, c’est vrai. Mais nous ne voulions pas refaire toutes les histoires courtes en 48 pages. Surtout que le format chez Presses Aventure était d’une soixantaine de pages. On a décidé de conserver les histoires courtes, auxquelles on a ajouté des cases pour aérer la narration. Ça permet aussi de voir nos héros remplir des missions un peu partout sur la planète en seulement deux albums. Les suivants seront des histoires longues où nous allons, maintenant que les lecteurs sont familiers avec nos héros, pouvoir ajouter plus de psychologie et créer des suspenses plus denses.

 

 

 

 

© Antoine/Vachon

 

Cela dit, cette diversité d’histoires vous permet de croiser des extra-terrestres, un monstre antique, un robot échappé du contrôle humain… Des hommages à des genres que vous appréciez (vous citez notamment The Thing de John Carpenter) ?

Frédéric Antoine : Je suis un grand fan de John Carpenter. Mais Jimmy me permet de mélanger tout ce qui a nourri ma jeunesse et les choses que je découvre maintenant : les monstres et les robots, les récits pulp, les dernières découvertes comme la gigantesque grotte en Chine qui fera l’objet du début du tome 3.

Alors à destination de quel public ? Le plus large possible ? Mais des enfants d’abord ? À quoi faut-il penser quand on écrit et dessine à destination d’un public si jeune ?

Jean-François : C’est de la BD jeunesse qui s’adressait surtout au public des « Débrouillards », c’est-à-dire entre 12 et 17 ans…et plus!

 

 

 

 

© Antoine/Vachon chez Presses Aventure

 

Et, au milieu, Jimmy Tornado est un peu le super-héros, non ?

Jean-François : En tout cas, J’imagine toujours Jimmy comme un super héros quand je le dessine.

Autre luxe, celui de pouvoir très vite changer d’ambiance, de Tokyo à Montréal en passant par l’Antarctique. Chouette ?

Frédéric Antoine : Je suis un voyageur. J’ai eu la chance de vivre une partie de ma jeunesse en Afrique et aux Antilles et j’aime aller me changer les idées au Japon ou dans le reste de l’Asie. Donc, pouvoir changer le lieu de mes récits est un véritable plaisir. J’aimerais pouvoir mieux intégrer mes héros à tous les lieux qu’ils visitent, mais action avant tout, ça reste juste une toile de fond exotique.

 

 

 

 

© Antoine/Vachon

 

Laquelle est votre préférée jusqu’ici ?

Jean-François : J’aime bien « Jakarta », celle qui se passe sous l’eau. J’adore faire des scènes sous-marines!

On sent aussi qu’un « grand méchant » se dégage des histoires, mais reste tapi dans l’ombre pour le moment ? Vous en gardez sous le pied ?

Frédéric Antoine :  Il se révèle dans le tome 2. Je préfère ne pas trop en parler… Mais il aura sûrement sa place dans les tomes suivants.

 

 

 

 

© Antoine/Vachon chez Presses Aventure

 

La sœur de Jimmy n’est pas en reste, c’est le cerveau du duo. Et la meneuse, aussi ? Mais d’où vient son nom, Guadalupé ?

Frédéric Antoine : Le nom Guadalupé vient du personnage incarné par Madeleine Stowe, dans Étroite Surveillance, un de mes films d’ado. Son nom était Maria Guadalupé McGuire.

Qu’est-ce qu’il était bien ce film !!! Que nous réserve la suite ? Le tome 2 est déjà bien embarqué, non ?

Jean-François : Le tome 2 sera en libraire dès octobre (ndlr. l’automne 2018 pour le monde franco-belge). Pour le tome 3… Laissez-nous souffler un peu. C’est fatiguant de courir derrière un gorille. (rires).

 

Propos recueillis par Alexis Seny



Publié le 18/09/2017.


Source : Bd-best


Javi Rey guette l’Intempérie : « Une fuite d’autant plus dangereuse que l’enfant laisse derrière lui la seule chose qu’il connaisse »

L’été approche de sa fin et de part et d’autres du monde, la terre est incendiaire ou gorgée d’eau. Certains en ont trop d’autres pas assez. Les héros du roman de Jesús Carrasco font partie de cette deuxième catégorie de personne et attendent l’intempérie. C’est aussi vrai dans l’adaptation BD que Javi Rey vient d’en faire, désertique et pourtant si fertile en thèmes. Un western espagnol qui vous prend à la gorge et qui méritait bien une interview de son auteur.

 

 

 

 

 

 

 

© Javi Rey

 

Bonjour Javi. Vous nous revenez avec Intempérie. Si le titre laisse espérer la pluie, il faudra être patient, l’ensemble est sec, aride, désertique. Intempérie, c’est un bon titre, pour vous ? Vous aimez ce genre de titre qui suscite des attentes pour mieux surprendre et les prendre à revers ?

Pour répondre a ta question, d’abord je dois expliquer que le mot « intemperie » a un sens différent en espagnol et en français. Le terme « intemperie », d’après ce que je comprends, en français, signifie : Phénomène atmosphérique naturel, comme la pluie, la neige, la grêle, ou encore le vent, qui perturbe les activités humaines.

Tandis qu’en espagnol, l’expression « a la intemperie » signifie : À ciel ouvert, sans toit.  Et c’est la signification que cherche le titre originel du roman. C’est-à-dire, faire allusion à la situation de solitude dans laquelle se trouve l’enfant que nous allons suivre. Entouré par une plaine immense, sans un endroit où trouver un peu de sombre, à l’intemperie ( dans son signifié espagnol, bien entendu).

Intemperie est le titre original du roman dans son édition espagnole.  Et ce titre s’est maintenu dans l’édition du roman en langue française. Avec la bande dessinée, nous avons opté pour respecter ce titre aussi.

Mon opinion est que ce titre est aussi bon dans son signifié pour la langue française, car il parle de ce que ressent l’enfant dans son intérieur tout en parlant aussi de ce vers où il court, de l’objectif final de sa fuite, même si lui ne le sait pas. Ce qui pourrait rendre son existence un peu moins douloureuse.
Couverture de l’édition de luxe

 

 

 

 

© Javi Rey

 

Intempérie, c’est avant tout le premier roman de Jesús Carrasco, donc, paru en 2015 chez nous. Deux ans plus tard, à peine, c’est votre adaptation en BD qui paraît. Ce fut rapide, non ?

C’est l’éditeur Seix Barral qui a édité le roman Intempérie, le premier livre de Jesús comme tu dis bien. Le roman a été un grand succès en Espagne mais aussi à l’international, dans de nombreux pays.

Après, Planeta Comic (l’éditeur de l’adaptation de la bande dessinée en Espagne qui fait  partie du groupe Planeta avec… Seix Barral) m’a offert le projet. L’adaptation d’Intempérie fait partie d’une politique éditoriale de Planeta Comic qui entend tirer profit des titres du même groupe et les adapter en bandes dessinées.  

Ce roman, l’avez-vous découvert dès sa sortie ? Qu’est-ce qui vous l’a mis entre les mains ? Vous connaissiez Jesús ?

Je n’avais pas lu le roman au moment, en 2013, où il fut édité. Je l’ai découvert au moment de la proposition de l’adaptation. Mais si ce projet est né d’une proposition d’éditeur; dès le premier moment, j’ai voulu le prendre comme un projet personnel. Le premier motif et l’indispensable, évidemment, étant que le roman m’avait laissé fasciné. Puis, à ce moment, je voulais affronter l’épreuve du scénario. Avant Intempérie, j’avais toujours collaboré avec des scénaristes. Après plusieurs tentatives ratées d’écrire un scénario personnel, adapter un roman m’a paru être une très bonne manière de commencer à gagner en confiance.

 

 

 

 

© Javi Rey

 

Dès la première lecture (j’imagine qu’il y en a eu plusieurs, non ?), vous saviez qu’il ferait une bonne BD ? Des images sont-elles tout de suite arrivées ?

Depuis le début,  j’ai senti que ce roman possédait des éléments assez intéressants que pour être racontés en bande dessinée et les images sont apparues depuis la première page. Sans aucun doute parce que la prose de Jesús est très précise dans ses descriptions. C’est une histoire apparemment simple mais dans laquelle on parle de beaucoup de choses, qui abonde en silence et en contemplation… tout en proposant des moments d’une grande intensité, d’une brutalité même. Tout cela se retrouvait très bien traité au niveau narratif.

Personnellement, je découvre Intempérie avec votre album. Que pouvez-vous nous dire sur le roman ? Vous en êtes-vous distancié ou avez-vous cherché à être le plus fidèle ?

J’ai été attiré par l’histoire racontée. Une histoire universelle racontée d’une façon magistrale. C’est un roman court, d’environs deux cents pages, dans lequel nous allons accompagner un enfant durant sa fuite de quelque chose terrible.  Cette fuite est encore plus dangereuse si nous prenons en compte que l’enfant laisse derrière lui la seule chose qu’il connaisse : son petit village. Il va devoir s’affronter à une terre sèche, immense, sans les armes nécessaires pour pouvoir survivre.

 

 

 

 

© Javi Rey chez Dupuis

 

J’ai été séduit, comme déjà dit, par le scénario très bien traité par Jesús. La façon dont il nous guide par ce voyage que l’enfant entreprend en direction de l’inconnu.  La prose de Jesús, sa précision mais aussi les moments dans lesquels il parvient à décrire avec poésie et beauté des situations très dures comme celles qu’expérimentent les protagonistes de l’histoire.

J’ai voulu rester fidèle à la structure originale parce que je la considère impeccable. Mais le lecteur des deux formats va voir des changements que j’ai cru nécessaires de faire pour que cela puisse fonctionner avec le genre de bande dessinée que je voulais faire.

Vous parliez de fascination.

Oui, j’ai été fasciné par le contexte où a lieu la trame :  la plaine infinie avec ses levers et tombées du jour, son soleil implacable, ses conditions extrêmes. Autant de possibilités graphiques qui m’attiraient beaucoup. Sans oublier la jolie relation qui affleure entre le garçon et le chevrier, le plus important de l’histoire sans doute, et ce pour quoi j’ai dû mettre le plus d’emphase à l’heure de faire l’adaptation.

C’est une histoire totale, je trouve. Le personnage va d’un endroit à un autre, change, grandit. Et la façon dont Jesús Carrasco dose cette métamorphose, de l’enfant qui s’échappe à la manière dont il grandit, est formidablement bien menée.

 

 

 

 

© Javi Rey chez Dupuis

 

Et justement, quand vous lisez, le dessinateur peut-il s’empêcher de mettre des images, des dessins sur ces textes ?

J’ai difficile à ne pas faire de version en bande dessinée de tout ce que je lis. Au moins, durant les premiers moments de la lecture. Après je me laisse aller comme tout lecteur… sinon je deviendrais fou.

En tout cas, si le roman de base n’est pas bien épais, vous allez à l’économie des mots, non ? Avec de belles scènes muettes et un côté très contemplatif. C’est important dans une telle adaptation de faire jouer le dessin, d’imposer sa force là où les mots du roman ne pouvaient compter que sur eux-mêmes ?

La première grande décision que j’ai dû affronter fut le poids que devait avoir le narrateur du roman dans la bande dessinée. Le roman est narré à la troisième personne, un narrateur nous explique le devenir de l’enfant.  Je ne voulais pas laisser de côté la puissance et la solennité de la prose de Jesús mais je voulais que ce soit l’image qui nous raconte l’histoire. Je cherchais, au début, la capacité de traduire avec des images l’histoire de Jesús. Une adaptation muette aurait été très compliquée à faire, et surtout, je ne voulais pas perdre totalement la voix de l’écrivain. La solution fut donc d’utiliser le narrateur au début de chaque chapitre, de situer le lecteur dans un ton, au milieu d’informations que j’aurais été incapable de transmettre uniquement avec des images. Après quoi, je pouvais faire disparaître le narrateur faire revenir l’image en tant que protagoniste.


La façon dont commence la bande dessinée en est le meilleur exemple : une série de petites illustrations accompagnées d’un paragraphe de texte. Mon intention était que le lecteur sente le ton de l’histoire au travers de la voix du narrateur : un ton solennel, poétique et compréhensible qui puisse déplacer le lecteur et le mettre, depuis la première page, face à la dureté de ce monde dans lequel l’histoire va se jouer.

 

 

 

 

La première planche © Javi Rey chez Dupuis

 

Malgré le peu de mot, vous arrivez pourtant à faire passer une quantité phénoménale de thème : de la survie à l’héritage en passant par la maltraitance, le viol, l’onirisme aussi. Pour les faire passer, sans les mots, il fallait des images fortes. Vous êtes-vous forcé à avoir une bonne idée par planche (voire par case) ou tout cela est venu assez naturellement ?

Après avoir lu et relu le texte original (je travaillais chapitre a chapitre, sans savoir combien de pages pèserait la bd au final), je faisais un résumé avec l’essentiel, avec ce que j’avais besoin de ce chapitre pour expliquer l’histoire. Avec ce résumé concis, je divisais l’information en scènes et à l’intérieur de chaque scène, en pages, avec l’information bien structurée en bandes. Chaque élément se devait d’apporter quelque chose à l’ensemble.

J’ai tenté être concis et que l’on comprenne bien tout ce qui se passe dans l’histoire, de l’expliquer avec le minimum d’images nécessaires. En utilisant l’ellipse de façon optimale et en donnant de l’espace au temps. Par exemple, en accélérant le rythme quand l’histoire le demandait.

 

 

 

 

© Javi Rey

 

Dans Intempérie, on est finalement quelque part entre The Road de Cormac McCarty et Le bon, la brute et le truand de Sergio Leone, non ?

Cormac McCarthy est un de mes écrivains préférés. En fait, quand l’éditeur de Planeta Comic m’a offert de faire l’adaptation, il avait cité The Road pour que je me fasse une idée du genre d’œuvre à laquelle j’allais me confronter. Sans aucun doute, ça a éveillé un peu plus ma curiosité.

Il est vrai que l’on respire un air post-apocalyptique de The Road, dans l’histoire de Jesùs mais tout en gardant un environnement proche du plateau espagnol : un monde sans ressources, une sécheresse qui rend toute survie impossible, un monde où la morale et la civilisation se font rares.

Mais ce n’est pas tout, cette histoire respire aussi le western. Pour l’entourage, pour les rôles des personnages dans l’histoire, pour la fuite, pour la persécution… De quoi m’inciter un peu plus à m’immerger dans cette histoire.

 

 

 

 

© Javi Rey

 

D’ailleurs, il y a trois personnages principaux : notre gamin, le vieillard et l’alguazil. Comment expliquez-vous que beaucoup de récits privilégient trois personnages centraux ? Dans une BD, ça marche tout aussi bien que dans un roman ?

Je ne sais pas quoi te répondre. Dans le cas d’Intempérie, il me fut très commode de travailler avec peu de personnages.  Pour bien me centrer dans leur dessin et me concentrer sur le rôle indispensable que chacun d’eux va jouer.

 

 

 


© Javi Rey

 

L’alguacil représente le mal absolu, la loi du plus fort, l’absence de morale. Le vieux en est l’opposé.  C’est une lueur d’espoir de ce que fut l’humanité. Il est noble, il connait la terre et l’environnement, il le respecte. Et l’enfant est au milieu, au point de prendre parti pour un monde ou pour un autre, lui c’est l’innocence et la pureté, le futur.

 

 

 

 

© Javi Rey


Au final, le lieu de l’action est anonyme. Partout et nulle part en même temps. Comment avez-vous conçu cet univers ? De quoi vous êtes-vous inspiré ?

Bien sûr, on reconnait l’Espagne et plus concrètement le plateau central ou le sud. Mais, dans le roman on ne le spécifie pas où a lieu l’histoire. Et ça, c’est une grande réussite car ça lui donne un air d’universalité dont nous parlions.

Pour moi, l’important était de transmettre la chaleur, la sécheresse et l’immensité. Le contraste entre la lumière et l’ombre, la poussière. Dans ma tête il y avait plus une sensation qu’un lieu concret. Et pour l’obtenir, ma principale inspiration fut le texte original si habile à décrire et à nous faire ressentir cette chaleur asphyxiante.

 

 

 

 

© Javi Rey chez Dupuis

 

Vous l’avez dit, c’est la première fois que vous vous retrouvez seul aux commandes, sans scénariste, c’était le bon moment ? Vous ne ressentiez pas le besoin d’une collaboration ? Ou votre vision de ce roman était si personnelle que vous ne pouviez pas l’adapter avec quelqu’un d’autre ?

C’était le moment.  Je veux continuer à collaborer avec des scénaristes comme Kris et Bertrand Galic, mes actuels compagnons de voyage pour le projet sur lequel je planche maintenant mais je veux aussi réussir à créer mes propres histoires, que ce soit avec un scénario personnel ou en adaptant un nouveau roman.

Mais oui, quand on m’a proposé de faire l’adaptation, c’était le moment idéal. J’étais en quête d’un chemin plus solitaire qu’auparavant.

 

 

 

 

© Javi Rey chez DUpuis

 

Cela dit, vous étiez sans scénariste mais pas sans filet puis qu’il y avait l’appui du roman de Jesús. Jesús, l’avez-vous consulté, lui avez-vous demandé conseil ?

Oui, Jesús a été présent pour le dessin des personnages. C’était un des accords entre Planeta Comic et Seix Barral… et c’est très bien ainsi : je voulais respecter l’image que l’écrivain avait de ses personnages. Pour que tout s’emboîte depuis le début.

Pour moi, ce fut une grand aide de pouvoir disposer de Jesús dès le départ, pour écouter directement de la bouche du créateur ce qui était l’important de l’histoire. Et cela a permis d’éclaircir beaucoup de choses.

Après quoi, j’ai travaillé en totale liberté, sans que cela m’empêche de revenir vers Jesús pour consulter des aspects et pour savoir comment il voyait certains aspects du récit. Cela m’a été d’une grande aide et, sans doute, le résultat ne fut que meilleur par la présence de Jesús comme premier lecteur de l’adaptation.

Quelle a été sa réaction quand vous lui avez présenté cette BD adaptée de son œuvre ?

Enchanté depuis le premier moment, il n’a eu que des bonnes paroles pour mon travail et moi, je le remercie de tout cœur.

 

 

 

 

© Javi Rey chez Dupuis

 

Des adaptations de roman (ou d’autres œuvres culturelles) en BD, j’imagine que vous en avez déjà lu. Lesquelles vous ont porté, vous ont semblé peut-être pas les plus fidèles mais les plus réussies ? Pourquoi ?

Je ne sais pas quoi répondre. Je n’ai en tout cas pas regardé d’autres adaptations en préparation de la mienne. Évidemment, comme lecteur, j’en ai déjà lu. De même qu’en tant que spectateur de cinéma mais je ne les raccroche pas à l’oeuvre initiale.

Je crois que si une histoire est bien faite, elle devrait fonctionner de forme indépendante de l’original, peu importe si c’est un roman, une bd, une œuvre de théâtre etc.

Ces derniers temps, beaucoup de dessinateurs espagnols ont émergé avec brio et talent. Comment expliquez-vous que beaucoup de scénaristes franco-belges s’orientent vers des talents espagnols ? Une autre manière d’exprimer les choses, une autre école, une autre force ?

Peut-être parce que les premiers auteurs espagnols qui sont arrivés au marché franco-belge ont bien fait leur travail et qu’ils nous ont aplani le chemin ? De manière à ce que nous profitions de leur bon travail préalable.

Le marché franco-belge est le plus potentiel d’Europe et tous ceux qui aiment ce milieu, nous visons vers lui car c’est une manière d’unir passion et façon de gagner notre vie.

 

 

 

 

© Javi Rey chez Dupuis

 

En plus, avec internet, les distances se sont raccourcies. Une fois que tu t’accordes sur la langue, il est facile de maintenir un contact fluide pour une bonne collaboration. Dans mon cas, je parle presque chaque jour avec mes scénaristes, de la même façon que le font les personnes qui travaillent dans le même bureau.

Mais je suppose aussi qu’il y a beaucoup de facteurs et qu’il est difficile de généraliser.

Cela fait quelques années qu’on suit votre parcours dans le monde de la BD, mais on ne vous connait pas assez. D’où nous venez-vous ? Qu’est-ce qui vous a mis sur la voie de la BD ?

Ma relation avec le Neuvième Art est arrivée sur le tard. Enfant, je n’étais pas un lecteur vorace de bd.  Mais le dessin m’a toujours attiré, même si, comme presque tout le monde, j’ai arrêté de dessiner pendant l’adolescence.

Par contre, quand j’ai terminé mes études universitaires (une carrière de droit du travail totalement éloignée du monde de l’art), j’ai senti qu’il y avait dans le dessin une opportunité de parier sur quelque chose qui me passionnerait vraiment. Ce qui n’était plus le cas avec la carrière qui me tendait les bras. Et j’ai décidé de reprendre le dessin.

 

 

 

 

© Javi Rey

 

Diverses circonstances ont fait que j’ai terminé comme étudiant à l’école Joso de Barcelone, centre spécialisé dans les comics, et où j’ai étudié avec beaucoup d’auteurs espagnols désormais bien implantés dans le monde de la bd.  Et j’ai découvert le monde du « cómic »,  grâce aux professeurs et compagnons de cours.

Je me suis alors rendu compte que le dessin n’était pas le principal pour moi, au contraire du pouvoir de raconter des histoires avec des images, avec des paroles. À partir de ce moment, mon objectif était clair: essayer d’être publié. La chance a voulu que Louis-Antoine Dujardin et Frank Giroud aient confiance en moi pour dessiner les deux tomes de Adelante ! de la collection Secrets de Dupuis… et que depuis, j’ai pu travailler et continuer à évoluer.

C’est un monde dans lequel il est dur de se faire sa place ?

Sans aucun doute, comme dans n’importe quel monde où tu commences à zéro et dans lequel il faut du temps pour mûrir et s’améliorer.

Quelles sont les lectures BD de votre enfance ?

Sans être un lecteur vorace de bd,  j’ai quand même eu entre les mains celles que l’on pouvait lire en Espagne mais je ne me rappelle pas qu’un titre m’ait donné l’envie de devenir auteur quand je serais adulte. J’étais beaucoup plus intéressé par ce que je voyais la tv : Dragon Ball et… Oliver et Tom. Forcément, puisque c’étaient les années où je jouais au football, ma première passion réelle.

 

 

 

 

© Javi Rey

 

Ma fascination pour la BD est donc arrivée quand j’ai intégré l’école Joso. Concrètement, il y eut deux oeuvres marquantes : Trait de craie de Miguelanxo Prado, et Un peu de fumée bleue de Denis Lapière et Ruben Pellejero. Elles m’ont ouvert les yeux : la bd était un média où l’on pouvait raconter n’importe quel type d’histoires. Et parmi elles, celles que j’avais envie de raconter.

Après, j’ai découvert la riche histoire de la bd et de ses auteurs classiques, lesquels me fascinent.

Plus récemment, quels ont été vos derniers coups de cœur ?

J’en ai eu trois. J’ai eu beaucoup de plaisir à lire l’intégral de Esteban de Matthieu Bonhomme. Une histoire d’aventure qui t’attrape dès la première page. La terre des fils de Gipi m’a fasciné, comme toute l’œuvre de Gipi, en réalité. Et maintenant je lis Patience de Daniel Clowes, et je suis captivé.

Je m’en voudrais de terminer sans vous demander quels sont vos projets ? Sur quoi travaillez-vous ? Rêvez-vous de faire l’adaptation d’autres romans ?

Actuellement, je travaille avec Kris et Bertrand Galic, avec qui j’ai collaboré pour Un maillot pour l’Algerie, mon précédent album dans la collection Aire libre, aussi.

 

 

 

 

© Kris/Galic/Rey

 

Ce sera une série de quatre tomes sur Violette Morris, une des grandes sportives françaises des années 20 et 30.  Elle a pratiqué le football, la natation, le lancer de javelot, la boxe, les courses de voitures. Une femme tout-terrain ! Elle eut en plus une carrière au cabaret, avec un numéro en compagnie de Josephine Baker herself !  Elle eut comme amis Jean Marais, Jean Cocteau… Bref, sa vie fut très intense : elle était ouvertement lesbienne ce qui lui valut beaucoup d’ennemis, elle fumait, buvait, s’habillait comme un homme…

Durant l’occupation elle a gagné sa vie avec le marché noir et collaboré avec les nazis. Avant d’être finalement assassinée juste après la libération, en Normandie. C’est un personnage polémique avec beaucoup d’ombres dans sa biographie.  Un personnage dont la vie est,  elle-même, une grande histoire. Nous allons essayer de l’expliquer le mieux possible et je crois que Kris et Bertrand Galic sont les plus indiqués pour écrire ce scénario, sans aucun doute.

Dans le futur, ou parallèlement à cette tétralogie, je n’écarte pas de travailler en solitaire encore une fois, que ce soit avec un scénario à moi ou pour adapter un autre roman, car j’ai eu un plaisir énorme à le faire.

Un tout grand merci Javi et belle continuation.

Propos recueillis par Alexis Seny.



Publié le 11/09/2017.


Source : Bd-best


Rencontre avec Thierry Gloris (part 2) :  Je suis un gros lecteur de romans-feuilletons

Thierry Gloris, scénariste, nous accorde un entretien passionné et passionnant. Après la première partie consacrée à sa nouvelle série événement : Une génération française. A l’occasion de sa riche actualité de rentrée (Cléopâtre 1, le troisième volume d’Une génération française, Aspic 6), voici un survol de sa déjà importante bibliographie.


Bonjour Thierry. Revenons sur quelques temps forts de ta carrière. Ton premier grand succés est le Codex  Angélique, avec Mickaël Bourgouin chez Delcourt. Comment un jeune prof passionné de BD, réunit-il à se faire publier par l’un des plus gros éditeurs du pays.
Tu passes dix ans à taper à la porte et au bout d’un moment ils t’ouvrent. Voilà, c’est aussi simple que ça.

Avec Meridia, dessiné par Joël Mouclier, tu brises des tabous et montres des scènes rarement vues en BD. Comment se fixer des limites pour ne pas tomber dans le trash ?

Alors très honnêtement je crois que je n’ai pas trop de limite à ce niveau. J’aurais plus des limites d’écriture. Avec Méridia, on est passé à côté de notre public. Je ne m’y attendais pas. Meridia est une série trash. Voulant faire de l’héroïc-fantaisy, j’ai souhaité aller vers quelque chose de plus réaliste, plus dur, dans la même veine que game of thrones, qui n’existait pas à l’époque en série télé et que je n’avais pas lu. Dans ma logique, ce n’était pas la fantasy mon vrai sujet. C’était un point d’entrée dans un univers. J’ai choisi une ligne directrice. Parti sur l’idée de Conan, je me suis dit qu’il pourrait être intéressant d’avoir un héros gay, de travailler sur des sexualités ou des sentiments un peu divergents du cliché homme fort-femme faible. Je voulais parler d’un ensemble de relations différentes. Quelques mois après, est arrivé le mariage pour tous et toutes les manifs qui ont suivi. Je suis tombé de haut car pour moi l’homosexualité dans la société française avait été acceptée par tout le monde. Méridia est tombé juste après. On n’a vraiment pas rencontré notre public. Le lecteur d’ héroïc-fantaisy veut des hommes forts et des femmes avec des gros seins. Même les critiques n’ont pas compris qu’on essayait de faire autre chose, tout en poussant les codes du genre. La petite thématique sur « Qu’est-ce que la sexualité, la bi sexualité, qu’est-ce qu’aimer ? » n’a pas été comprise. Un personnage dit : « Tu peux aller baiser qui tu veux, l’important est de ne pas leur donner ton amour, sinon tu deviens faible. Le seul amour que tu peux donner, c’est à ton chien car au moins, lui est fidèle. ». On abordait aussi le thème de la corruption. Le méchant de la série qui est un roi devient un zombie. Plus il corrompt, plus il pourri. C’était une métaphore. En fait, il y avait tout un second degré mais on est passé à côté de notre lectorat potentiel qui n'a vu qu'une énième série HF. Comme quoi, il est très difficile de sortir d’une thématique alors que le lecteur demande constamment de la nouveauté. Mais il est incapable de la trouver.

 

 

 

 

Aspic, détective de l’étrange, est ta première série au long court. C’est aussi un hommage aux freaks et à tous ces monstres de foire.
 
Aspic est plus un hommage à la littérature de la fin du XIXème siècle : Sherlock Holmes, Leroux avec Arsène Lupin. Je suis un gros lecteur de romans-feuilletons (Eugène Sue, Balzac, Zola, etc…).

Pourquoi y a-t-il un changement de dessinateur pour le cinquième album ?

Jacques Lamontagne était engagé sur deux séries : Aspic et Les druides. Lors de la reprise de Delcourt par Soleil, il y a eu un travail de rationalisation qui était certainement indispensable. Il a été demandé à Jacques de faire un choix car il fallait un album par an d’une de ses séries. Jacques a beau être très rapide, même en allant très vite, il met neuf mois pour faire un album. Donc mener les deux albums et en sortir un par an était impossible.



Avec Isabelle, la louve de France, tu tentes l’exercice périlleux de la biographie en BD. Dans un tel travail, comment ne pas être trop didactique ou chronologique ?

Je n’ai pas de solution. Je me pose des questions à chaque planche. J’ai besoin de me documenter même si je sais déjà pas mal de choses. Pour chaque page, je me place du point de vue de l’enfant que j’étais, des choses qui vont me rester après m’être documenté et de comment je vais appréhender l’histoire. Je suis sur ce grand écart : d’une part, il faut que mon lecteur tourne la page suivante parce qu’il a envie de savoir ce qu’il va se passer, et d’autre part, il ne faut pas que ce qui est raconté soit creux ou soit un cliché. Mais c'est plus facile à dire qu'à réaliser.

Comment choisis-tu les conflits que tu traites dans la collection « Champs d’honneur » autour des batailles célèbres ?

Sur les champs d’honneur, je suis parti des thématiques que je voulais travailler. Les batailles sont choisies à ce titre-là. Chacune présente une réflexion sur l’identité. On le voit lorsqu’on a lu les cinq albums. Ensuite, je voulais des batailles qui ne soient pas très connues. La seule où je suis tombé sur un os, c’est la Bérézina. Au même moment, Dupuis sortait une série en trois tomes sur cette bataille. A la base, tout le monde connaît ce nom mais de nombreuses personnes ne savent pas ce qu’il s’y est réellement passé. Pour Castillon, je l’ai choisie  car d’un point de vue militaire c’est aussi une révolution. On passe de la poudre à l’arc. Le lieu du combat est à deux heures de chez moi. Je suis allé sur le champ de bataille pour essayer de voir comment ça s'était passé.


Une autre vague est prévue ?

Dans l’absolu, ce sera une histoire de vente. Je pense qu’on va les avoir ; ça a l’air de ne pas trop mal fonctionner. Je ne veux plus travailler sur le thème de l’identité parce que j’en ai fait quand même pas mal et ça deviendrait hyper redondant. Il faut que je trouve une autre thématique, plus positive et pas purement technique, afin de donner de l’humanité.


Avec NSA, on se retrouve dans la série américaine, tu touches un peu à la politique fiction. Et alors que la couverture laisserait penser à un nouveau XIII, IR$ ou autre ALPHA, tu prends le contrepied avec des personnages totalement hors du commun. Comment t’es venue la genèse de cette série ?

C’est loin tout ça… Alors, il y a une chose  importante qui est à savoir, c’est que j’adore le travail de Van Hamme – Jean, pas Jean Claude ! (rires) – parce que je trouve que c’est très structuré, comme chez peu d’autres auteurs, notamment sur Largo Winch, que j’aime beaucoup. Après, je dois reconnaître que les thématiques chères à Van Hamme comme « J’aime l’argent et j’en veux toujours plus », ce n’est pas foncièrement ma tasse de thé. Mais j’arrive à dissocier les deux, son talent de conteur, que je trouve extraordinaire, et ce qu’il raconte. Je repense par exemple à Thorgal, série que j’adore. Je me rappelle que lorsque ma fille a lu les albums –elle devait avoir 12 ou 13 ans-  je lui ai demandé si elle avait aimé la série. Elle m’a répondu que oui, tout en précisant avec la spontanéité propre à son âge qu’elle n’avait en revanche aucune sympathie pour le personnage de Thorgal. De son point de vue de jeune fille, pour qui la proximité avec les parents, les frères et sœurs, sont encore essentiels, Thorgal était un personnage détestable parce qu’il abandonnait trop souvent sa famille pour poursuivre ses aventures. Et c’est vrai qu’en y repensant après coup, on s’aperçoit que ce héros est en fait totalement égoïste. Ça m’a fait réfléchir aussi sur la question du point de vue, et m’a aidé à comprendre que si j’admirais énormément le talent narratif de Van Hamme, ses thématiques, en revanche, m’intéressaient moins. Mais il est tellement doué qu’il arrive malgré tout à m'y intéresser. C'est fort.
Bref, trouvant la mécanique de Largo Winch efficace, j’ai trouvé intéressant d’aller travailler un peu sur les Etats Unis, chose que je n’avais jamais faite. J’ai donc essayé de voir ce que je pouvais faire comme Van Hamme. Je suis parti de l’idée de complot style série américaine. C’est un peu comme du Largo Winch qui est en train de remonter le fil de complot de puissants cachés dans l'ombre. J’y ai lié une thématique écologique de gaz de schiste qui dévaste l’environnement. Pour garder une motivation dans l’écriture, j’ai cherché des relations nouvelles pour moi entre les personnages en l’occurrence : La relation frère-sœur. Voilà comment est né NSA.

 

 

 

 

La série est bourrée de clins d’œil. Le chien s’appelle Mulder.

Oui, une référence à The X-files. Il y a plein de clins d’œil de ce type. Tant qu’à travailler sur les Etats-Unis, autant y aller à fond. Malheureusement, la série s’est arrêtée au deuxième tome.

Comment t’es-tu retrouvé sur le collectif Tuniques Bleues chez Dupuis ?

Le pur hasard. Je n’avais rien demandé à personne. Ça m’est tombé dessus une semaine avant Noël. J’ai reçu un coup de fil d’une éditrice qui m’a demandé si cela m’intéressait, et en plus avec Denis Bodart au dessin. Alors là, j’ai dit oui de suite. C’était aussi simple que ça. Tout est venu en fait d’une histoire courte sur Waterloo dont j’avais co-signé le scénario avec mon épouse Marie, dans Spirou.  


Tokyo Home semble comme une parenthèse acidulée dans ton univers. Tu viens de faire un long séjour au Japon. Est-ce une culture qui te passionne ?

En fait, non. Ma sœur vit au Japon. J’ai pu y rester un mois ce qui était génial. Ce qui m’intéresse c’est la différence, c’est d’aller découvrir autre chose. Quand tu lis des choses sur le Japon, c’est très différent de notre civilisation. Quand tu vas là-bas tu comprends pourquoi c’est si différent. C’est vraiment un autre monde, dont Amélie Nothomb décrit parfaitement les codes dans certains de ses romans. On a une forte appétence pour le Japon grâce aux mangas qu’on a vu dans les émissions de Dorothée. Au départ, j’ai choisi comme décor ce pays pour avoir une certaine connivence avec ma fille qui avait 7 ou 8 ans à l’époque et qui avait des photos du Japon et des mangas dans sa chambre. J’étais en pleine écriture du Codex Angélique, qu’elle ne pouvait pas lire, ni montrer à ses copines ou à sa maîtresse. C’est ainsi qu’est né Tokyo Home, la découverte de quelque chose d’étranger, un hymne à la différence.

 

 

 

 

Après quelques passages furtifs, tu rentres dans Spirou grâce au Japon avec la série humoristique Bushido. Qu’est-ce qu’elle raconte ?

C’est plutôt une quête initiatique, avec un fort rapport à l’enfance. Avec Bushido, on est dans une quête de soi, une quête identitaire pour savoir comment devenir un homme. J’ai toujours eu une passion pour les arts martiaux et pour l’art militaire. J’ai grandi avec ça. Cette série est aussi un hommage à Dragon Ball.

Un album est déjà sorti alors que, d’habitude, Dupuis attend que la série fasse ses preuves dans le journal. Ça prouve que l’éditeur y croit fort, non ?

On a terminé le tome deux. Il devrait y en avoir au moins 4. Je croise les doigts !

Quelle est ton actualité du moment et quels sont tes projets ?
 
Le premier tome de Cléopâtre vient de sortir, co-scénarisé avec Marie et dessiné par Joël Mouclier. Aspic 6 paraît comme d’habitude en septembre, et dans la logique on embraye sur le 7. Je vais attaquer le tome 3 de Bushido. Je termine la saison d’Une Génération Française dont les albums sortent à un rythme soutenu. Valois, racontant les guerres d’Italie au début de la renaissance, va être publié chez Delcourt avec Jaime Calderone au dessin. Valois est la dynastie des rois qui règnent sur la France à ce moment-là. Ce ne sera pas une généalogie de ces rois, mais une grande saga d'aventure. Le titre « Valois », n'est qu'un marqueur chronologique. Enfin, je travaille avec Jacques Lamontagne sur un western.

Merci Thierry.

 

Propos recueillis par Laurent Lafourcade



Publié le 08/09/2017.


Source : Bd-best


Extases où comment dédramatiser la sexualité

Et si le dernier continent à explorer était celui de l'intime ? 
Les relations amoureuses, les pratiques sexuelles, les émotions, les sensations, les sentiments, comme autant de territoires à arpenter à cartographier...
C'est le parti pris d'Extases, la série autobiographique de JeanLouis Tripp. Du petit détail trivial au sublime, du physiologique au métaphysique, de la jalousie qui consume à l'échangisme joyeux, toutes les facettes qui façonnent la sexualité sont évoquées.

 

Rencontre avec Jean-Louis Tripp.

 

Comment vous est venue l’idée du sujet d’« Extases» ?

Cette bande dessinée retrace ma vie, mon vécu, ma façon d’aborder la sexualité qui est quelque chose de joyeux et d’enthousiaste. Il se trouve que l’un de mes amis très proche et également mon confident pendant les quinze dernières années (Régis Loisel) me disait : il faut que tu racontes tout cela pareil mais en bande dessinée. Lorsque la série « Magasin général » a été terminée, la question se posait pour moi de ce que j’allais faire ensuite. J’avais plusieurs options et un jour Benoît Mouchart, le directeur éditorial de Casterman, m’a convaincu au cours d’un repas que c’était le scénario que je devais faire. Je me suis lancé car j’estime être arrivé à un point de ma vie ou je suis prêt à assumer cela. La série va parcourir toute la thématique des quatre tomes d’« Extases », mais en réalité ce n’a pas toujours été évident toute ma vie de l’assumer comme je le fais aujourd’hui. Pendant longtemps je me suis demandé si je n’étais pas une espèce de détraqué et d’obsédé sexuel, le regard des autres pouvant me laisser penser que j’étais hors normes. Aujourd’hui, j’ai dépassé tout cela.

 

 

 

 

Avez-vous eu des difficultés pour representer votre vie sensuelle et sexuelle ?

C’est l’album le plus facile à faire que j’ai eu de toute ma carrière d’auteur. Lorsque l’on écrit une série de fiction, on se pose toujours la question si cela tient la route, si elle est réaliste et crédible. Ici je n’ai pas de questions à me poser puisque je suis le fil de ma vie, je sais que tout a existé ainsi que l’ordre dans lequel cela s’est passé. J’ai juste à trouver le ton pour le raconter. J’ai essayé d’être le plus proche et naturel de ce que je suis dans la vie réelle. La seule différence, c’est que j’ai choisi de raconter cela en montrant les choses qu’en général on ne montre pas mais cela parle de la vie, il n’y a rien d’extraordinaire dans cette histoire. Simplement à partir du moment où l’on parle de sexe on ne rentre pas : dans un film on voit la scène tout à fait normal et dès qu’ils passent dans la chambre on ne voit plus que des ombres chinoises ou alors on coupe. En réalité, on est tous né d’un rapport sexuel en passant à travers d’un sexe. Je pense que tout le monde a des fantasmes, des envies et des désirs, simplement la plupart du temps c’est tellement étouffé que cela est considéré comme tabou (religieux, sociaux ou politiques) et l’on a l’impression que l’ on a fini par intégrer le fait que ce n’est pas bien, sale et qu’il ne fallait pas en parler. Lorsque je raconte cette histoire, je montre la réalité des choses telles qu’elle se passe. J’ai dessiné les corps sans les mettre en valeur, globalement je trouve que la représentation des femmes en bande dessinée est catastrophique. Comment peut-on se reconnaitre en tant que femme normale et belle dans la BD ? Moi j’adore les femmes qui ne sont pas totalement fabriquées, je ne sais pas les dessinés donc je les représente comme je sais le faire.

 

 

 

 

Comment affronter vous le regards des autres et surtout celui de vos proches ?

Cela c’est réglé depuis longtemps. Il y a deux ans lorsque j’ai commencé à faire une trentaine de pages du livre, je suis retourné en France dans ma famille et je leur ai présenté mon travail. Ils ont pris connaissance des trente premières pages, l’accueil a été bienveillant et amusé et ils m’ont déclaré cela ne nous étonne pas de toi.

Vous parler d’une suite en deux voir trois tomes, Il y a tellemment de choses à raconter ?

C’est un parcours de vie avec des périodes plus ou moins fastes et comme fondamentalement je suis quelqu’un de curieux, j’ai toujours tendu (si j’ose dire) vers la découverte et l’expérimentation. A certaines périodes de ma vie, je me suis parfois heurté à des incompréhensions et des refus et il a fallu naviguer avec cela. J’ajoute que cela s’appelle Extases au pluriel car il y a un élément qui n’est pas encore très présent dans le premier tome mais qui arrive un peu plus dans le second mais sera très présent dans le troisième qui est la spiritualité. Vers la cinquantaine, j’ai commencé à assumer vraiment qui j’était et à être clair dans mes désirs et demandes quand je rencontrais quelqu’un . Pour moi la cinquantaine c’est le grand épanouiissement , je suis vraiment là où j’avais envie d’être.

Y-a-t’il un passage que vous regrettez d’avoir dessiné ?

Absolument pas, j’assume tout ce que j’ai dessiné. C’est vrai qu’il y a eu des passages plus difficiles à illustrer car je me méfiais un peu de la facon dont cela pouvait être interpreté ainsi que des réactions du public. Le passage sur la prostitution a été un peu compliqué, c’est pour cela que je l’ai traité à travers une conversation que j’ai eue avec Laurence Morenot qui est une féministe incontestable. Le thème de la bi sexualité a lui aussi été délicat mais j’ai pris l’engagement de raconter les choses telles qu'elles se sonts passées de façon tendre et humoristique mais surtout pas dramatique.

En quelques mots pouvez vous faire la promotion de votre livre ?

C’est un récit joyeux, tendre, bienveillant et humoristique qui dédramatise la sexualité. C’est surtout aux antipodes de ce que sont nourris les adolescents d’aujourd’hui: le porno. Ici c’est exactement le contraire qui est représenté dans ce livre, une manière d’aborder la sexualité qui est à l’inverse de la pornographie. C’est important de le signaler car beaucoup de gens qui voient « Extases » l’ouvrent et disent « Ah c’est un bouquin de cul ». Non, pas du tout, c’est un bouquin dans lequel on voit des culs et des sexes mais ce n’est pas un bouquin qui est fait pour être excitant, c’est un bouquin qui raconte une histoire de vie.

 

 

Propos recueuillis par Alain Haubruge

 

Photo © Jean-Jacques Procureur



Publié le 05/09/2017.


Source : Alain Haubruge


Munuera s’en prend à Zorglub, un méchant qui ne l’est pas vraiment et ne se rend pas compte de la frontière entre le bien et le mal

Ils ne sont plus rares les méchants réhabilités en héros que ce soit au cinéma, en BD, et j’en passe. Le tour est venu pour le plus grand TNAHCÉM que la Terre ait connu de montrer un peu plus son vrai visage de… père. Éh oui, au-delà de son emploi de tyran à temps-plein, Zorglub a une vie de famille et une fille volcanique et speedée (normal, elle a du sang espagnol) : Zandra. Presque dix ans après l’arrêt de son Spirou (avec Morvan), Jose Luis Munuera revient de plein fouet dans l’univers (parallèle) du groom avec plein de bonnes idées et un vrai microcosme foisonnant pour faire évoluer Zorglub et ses créations. Qui a dit que les spin-off étaient vains ? Certainement pas ce sympathique et créatif Espagnol. 


Bonjour José Luis, vous nous revenez dans l’univers de Spirou par une porte dérobée en prêtant vie à Zorglub dans une série à part entière.

 

 

 

 

Oui, c’est projet que j’ai proposé à Dupuis. C’est un personnage tellement fascinant et contradictoire, tellement humain aussi tout en cherchant à être une vedette. L’éditeur a trouvé ça génial, j’étais parvenu à trouver un système où Zorglub et son environnement fonctionnaient.

Un système dans lequel Zorglub a une fille, Zandra !

Oui, je me suis inspiré de ma relation avec ma fille. Elle est plus grande que Zandra, elle part l’année prochaine. J’ai eu une sorte d’épiphanie, ça a pris tout seul, tout est venu et ne m’a pas lâché, comme un petit chien qui s’accroche à vos jambes.

 

 

 

 

© Munuera/Sedyas chez Dupuis

 

Il en avait déjà une dans la série animée.

On m’en a fait part mais je ne l’ai pas vue, j’avoue un manque de culture à ce niveau-là. Mais il m’importait de faire quelque chose qui soit à moi, d’y mettre ma touche.

Zorglub, un personnage qui vous fascine ?

C’est peut-être le plus intéressant du répertoire fourni de Spirou. Par sa nature, c’est un méchant qui ne l’est pas vraiment. Il essaie d’être reconnu pour ce qu’il fait mais il ne se rend pas compte d’où est la frontière entre le bien et le mal. Il n’a pas de morale, il ne connaît pas la différence. Après, c’est une figure tout à fait théâtrale, délirante. J’ai connu Zorglub pour la première fois grâce à Franquin, j’en suis tombé instantanément amoureux. Aujourd’hui, je ne regrette pas cette aventure, je suis content de faire vivre Zorglub. En plus, j’ai 45 ans, soit l’âge de Zorglub, c’était le bon moment.

 

 

 

 

© Munuera/Sedyas chez Dupuis

 

Un moment où les héros sont parfois des… méchants : Gru de Moi, moche et méchant; Maléfique; Choc…

Il y a une telle offre au niveau de la télé, du cinéma, des comédies musicales ou des bandes dessinées, alors pourquoi se contenter de héros « clean »?

Zorglub est reconnaissable et il a plus d’une facette. Il m’importait de voir comment il allait réagir face à quelque chose qui le dépasserait. Il est mégalo mais aussi très métaphorique. Il véhicule une sorte d’image très visuelle de la création qui devient hors-de-contrôle. Dans ce premier tome, on n’est pas si loin de Pinocchio. Et on peut allègrement voir Fredorg, le majordome robotisé qui suit Zandra partout, comme une sorte de Jiminy Cricket.

 

 

 

 

© Munuera/Sedyas chez Dupuis

 

Justement Pinocchio, parlons-en !

C’est un de mes classiques. Il me parle par sa métaphore. Sur les créateurs mais aussi dans la sublimation de la paternité, dans ce fait d’être dans un entre-deux, devant un être qui est à nous et pas à nous, en même temps. C’est un sujet fascinant.

Vous détruisez Bruxelles, quand même. Vous ne l’aimez pas à ce point, cette ville ?

C’était avant tout une manière de montrer à quel point Zorglub peut être gaffeur. Il détruit un patrimoine inestimable, la Grand-Place par exemple, mais ce n’est pas sa volonté, il veut juste récupérer sa fugueuse de fille.

 

 

 

 

© Munuera/Sedyas chez Dupuis

 

Bruxelles, j’adore. C’est pour moi un parc à thèmes de la BD avec tous ces murs décorés, ces librairies et ce côté aussi festif que je le suis dans ma tête.

Après ce clin d’oeil, c’est vers d’autres latitudes que vous nous emmenez, dans une île exotique où se cache la base de Zorglub. Imprenable… quoique !

 

 

 

 

© Munuera/Sedyas chez Dupuis

Afin de créer ce microcosme, je me suis documenté sur l’architecture, sur ce qu’on trouvait dans les années 70’s. Il y a aussi un côté de James Bond, la cave secrète du Docteur No. Cette partie-là fut très technique mais aussi cool à étudier. J’ai du faire un plan pour me représenter dans l’espace et que le lecteur puisse ce faire également. Il fallait que cette base englobe une résidence, un espace habitable mais aussi un véritable arsenal scientifique. J’ai voulu customiser les pièces et leur atmosphère afin qu’elles fassent écho à la personnalité des héros. La chambre de Zandra représentant l’adolescence, par exemple.

Et forcément des convoitises.

Oui avec un primo-méchant qui, au contraire de Zorglub, a fort bien conscience de ce qui est moral ou amoral. Il cherche Zorglub pour sa capacité destructrice.

 

 

 

 

© Munuera

 

Étonnamment, vous ouvrez votre album avec un dialogue de nos deux jeunes héros sur la folie des spin-off. « Pourquoi toujours exploiter les sujets du passé au lieu de produire des films avec des idées originales ??! Ils ne se gênent pas ! Tout ce qu’ils font, c’est réutiliser des personnages connus et aimés du public et les revendre sous un nouveau costume. C’est du recyclage, du marketing. » Pas forcément positif.

C’est un contrat de lecture passé avec le lecteur dès la première page. « Si tu veux venir, me suivre, on va bien rigoler ». Je voulais donner au lecteur la certitude qu’il n’allait pas être trompé. En sachant qu’il peut passer son chemin.

 

 

 

 

© Munuera/Sedyas chez Dupuis

 

Quels sont les spin-off auxquels vous avez le mieux goûté ?

Les plus réussis sont ceux qui trouvent un moteur, une ambition, une personnalité dans un univers pourtant pré-établi avec un angle, un point de vue. Le Choc de Desberg et Maltaite est superbe. Tout comme le Spiderman de Sam Raimi qui rebossait sérieusement la mythologie du super-héros. Dans son genre, le premier Iron Man de Jon Favrau était intéressant. Notamment grâce à Robert Downey Junior qui apportait la distance et un cynisme bienvenus.

Il y a aussi eu pas mal de one-shot autour d’un personnage que vous connaissez bien, Spirou !

J’ai beaucoup aimé ce qu’un Bravo ou un Feroumont en a fait. Mais, ce sont souvent les plus contestés. Peut-être parce qu’on y sent toute la personnalité de ces auteurs qui prennent le risque d’aller trop loin tout en faisant que cela soit intéressant pour le lecteur de voir jusqu’où ça peut aller. C’est plus pointu.

 

 

 

 

© Feroumont chez Dupuis

 

Certains les considèrent, comme votre Zorglub, comme une hérésie.

J’ai du respect pour les lecteurs-collectionneurs, ils font partie du monde de la BD. Certains croient tout comprendre. Et aujourd’hui, nous sommes dans un univers où chacun peut hyper-communiquer et dire ce qu’il veut. Dommage car en même temps, tout le monde n’est pas sur ces réseaux et sur les forums ou sur Facebook, ce sont toujours les 30-40 mêmes personnes.

 

 

 

 

© Morvan/Munuera/Sedyas dans le Journal de Spirou 3914 « 75 ans »

 

Mais entre nous, à l’époque où nous avons fait avec Jean-David Morvan et nos partis-pris, on a bien rigolé. Mais je pense néanmoins que je suis beaucoup plus mature aujourd’hui, ce qu’il faut pour s’attaquer à un Zorglub.

 

 

 

 

Step by step © Munuera/Sedyas chez Dupuis

 

Vous n’abandonnez pas Les Campbell pour autant.

Je vais refermer le cycle, l’histoire avec un cinquième album. J’ai envie de proposer une expérience de lecture qui en vaille la peine.

 

 

 

 

© Munuera

 

Après c’est fini ?

Un bon pirate ne ferme jamais la porte !

 

 

 

 

© Munuera

 

 

Par ailleurs, vous êtes désormais fidèle du Journal de Spirou. Zorglub n’y a bien sûr pas dérogé.

Oui, c’est déjà un plaisir de recevoir le journal, un des seuls qui existent encore. C’est aussi un honneur d’y être publié, c’est encourageant. D’autant plus qu’il y a un renouvellement, des jeunes et moins jeunes qui arrivent avec des propositions. Comme Imbattable de Pascal Jousselin. Je trouve Le journal de Spirou équilibré et qui vise assez justement une cible pourtant vaste.

 

 

 

 

© Munuera/Sedyas chez Dupuis

 

Et l’Espagne, d’où vous nous venez ?

C’est un tout petit marché, pointu mais créatif et très ouvert. Des talents sortent de partout, avec l’espoir de gagner leur vie alors que le monde de la BD est plus que dur. C’est vraiment un rêve entrepris par des passionnés, des fous, des crétins comme moi.

Après, sans la chance, rien n’est possible. Il faut être comme Forrest Gump, aux bons moments, aux bons endroits. Moi, dans les années 90, c’est ce qui m’est arrivé. De Grenade, je suis monté à Barcelone pour montrer mes travaux. Je me suis vite rendu compte que nous ne parlions pas la même langue (rires). Alors, tant qu’à faire, je n’avais rien à perdre à monter jusqu’en France et Angoulême.Et là, j’ai rencontré Joann Sfar. Lui qui était pétri de talent m’a suivi, j’en suis respectueux. Il y a eu des rencontres, des projets, j’étais open total. Je le suis encore. J’ai beau être dessinateur professionnel, je ne suis pas loin d’avoir huit ans dans ma tête.

 

 

 

 

Autoportrait © Munuera

 

Et justement quitte à être comme un gosse dans un magasin de jouets… Si, comme Zorglub, vous pouviez inventer une machine révolutionnaire, que choisiriez-vous ?

Une machine à dessiner avec un bouton pour éviter de suer !  Ça n’arrivera jamais… heureusement !

Merci beaucoup Jose Luis et au plaisir de découvrir la suite que vous réservez à ce personnage mythique du EMEIVUEN TRA !

 

Propos recueillis par Alexis Seny



Publié le 04/09/2017.


Source : Bd-best


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