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A l'occasion de la sortie du Livre II des Aigles de Rome, Enrico Marini, très sollicité, a bien voulu m'accorder une interview exclusive. Dans Les Aigles de Rome, Marini raconte l'amitié qui lie Ermanamer, un jeune barbare promis à une grande destinée (fait citoyen romain sous le nom d'Arminius) et Marcus Valerius Falco, un jeune romain aux penchants romantiques. Sur une toile de fond historique méconnue (premières années avant JC à Rome), Arminius se prépare à une carrière dans l'armée tandis que Marcus succombe aux charmes de Priscilla. Après une mise en place des personnages, Marini entre dans le vif du sujet en affirmant la psychologie des acteurs. L'histoire se fait plus dense et plus complexe recélant des secrets et des mystères inavouables. Avec un trait pur et lisse, Marini nous promène dans les rues de Rome esquissant décors et personnages, criants de véracité, d’une main de maître. Un récit passionnant devenu un incontournable de la BD…
Marc Bauloye: Avec Les Aigles de Rome, tu deviens ton propre scénariste. Cela correspond-t-il à une envie profonde ?
Enrico: Oui, tout à fait. Cela fait plusieurs années que j'avais envie de réaliser mes propres idées. J'avais commencé à prendre des notes, à écrire des petites histoires. Et à accumuler pas mal d'envie. Puis, finalement, je me suis dit qu'il fallait que je me lance dans un projet plus concret, plus grand. Et, puis, je suis tombé sur un livre qui parlait du désastre de Varus où Arminius, le barbare au service des romains, s'était opposé à eux. Il avait conduit trois légions dans la forêt, puis, avec ses alliés, il les avait massacrés. C'était une sorte de Vietnam pour les romains. Cela se passait exactement il y a deux mille ans. En automne, en 9 après JC. Cela m'intéressait d'avoir des personnages ambigus dans chaque camp: à la fois un romain et un barbare. J'avais envie de mettre en scène deux personnages opposés dans un décor qui rappelait une sorte de Vietnam, un Irak d'aujourd'hui. Les conditions désastreuses et très graves mettraient en péril leur amitié. Quand je suis tombé sur cette histoire, je me suis dit que cela serait intéressant de la réaliser avec cette toile de fond. Donc, le fond est historique et un des deux personnages principaux, Arminius a réellement existé. Et je l'ai opposé à un romain que j'ai inventé, Marcus Valerius Falco. Il est à la fois opposant et témoin de ce qu'Arminius a réalisé. Et c'est quelque chose d'énorme: il a battu trois légions romaines. Cela représente autour de quinze mille légionnaires plus les troupes alliées. Cela m'intéressait de savoir comment il avait pu faire cela. Certains textes romains en parlent. Il y a des découvertes archéologiques qui expliquent un peu ce qui s'est passé. Il y a beaucoup de zones d'ombres que j'essaie de remplir à ma façon.
MB: Pourquoi avoir choisi la Rome antique comme théâtre de ton histoire ?
E: Quand j'étais petit, je regardais les péplums comme Ben-Hur et Cléopâtre. Puis, j'ai vu il y a quelques années le film Gladiator. Cela a été une sorte de déclencheur même s'il m'a paru moins historiquement vrai, moins réaliste. Cela m'a donné envie de traiter le sujet. Au début du film, on voit des guerriers germaniques. Et, c'est ce peuple que j'avais envie de montrer à cette époque là. La lecture d'Astérix et d'Alix m'a donné la même envie. Mais, je voulais montrer une Rome plus réaliste. Et, j'avais lu aussi des biographies de Suétone, de Cassius Dion et des romans historiques sur cette époque.
MB: Comment t'es venue cette idée de construire l’intrigue sur le contraste et la dualité entre deux jeunes gens que tout oppose ?
E: L'amitié est un thème universel que je n'avais pas encore traité jusqu'à présent. Ni dans le Scorpion, Rapaces ou dans L'étoile du désert. J'avais envie de traiter ce sujet car il est intemporel. Mais, il me fallait une toile de fond de guerre pour avoir deux amis susceptibles de s'opposer, de s'affronter. Je voulais aussi trouver ce qui était nécessaire pour briser cette amitié. Une réconciliation était-elle possible ? Etant moi-même italien et vivant en Suisse allemande, j'ai des racines italiennes mais je connais la culture allemande. C'est ce qui m'a donné envie de traiter deux mondes opposés qui peuvent se rejoindre. D'un côté, on a le déracinement de Marcus dont la mère est barbare et qui cherche son identité. Il devra affronter ses ancêtres et aura des ennemis dans chaque camp. Donc, il va se sentir perdu et cela va le rendre plus fragile. De l’autre côté, Arminius est plus fort. Une voyante lui a fait une prophétie: il sera le libérateur des tribus sous l'oppression romaine. Il sait dans quelle direction il doit mener sa vie. Je peux m'identifier plus facilement avec Marcus parce que, moi aussi, je me retrouve parfois entre deux mondes. Je ne suis pas français, ni belge, mais, je suis obligé de parler français. Je dois m'adapter et c'est très enrichissant. Les romains ne s'adaptaient pas forcément aux ennemis. Ils préféraient les plier à leurs lois. Ils essayaient d'intégrer les barbares dans leur monde et de les utiliser. C'était une sorte d'assimilation. Mais, le conquérant romain s'est arrêté en Germanie à cause d'Arminius qui a su motiver et unir des tribus hostiles entre-elles. C'était une sorte de Vercingétorix germain. Il a barré le chemin aux romains et le Rhin est devenu une sorte de frontière naturelle de l'empire romain. La Germanie n'a jamais été romanisée. Il a changé le cours de l'Histoire de l'Europe. S'il n'avait pas été là, l'Europe aurait été différente. Cela me fascinait...
MB: Le livre I des Aigles de Rome montrait la fragilité de Marcus. Pourquoi approfondis-tu ce trait de caractère dans le livre II ?
E: Là, il tombe amoureux de Priscilla. Cette relation est un élément important pour la suite. Pour moi, il n'y avait qu'une femme pour perturber leur amitié. Pour elle, Marcus est prêt à abandonner sa carrière d'honneur. C'était très grave à l'époque vu que la société romaine n'acceptait pas ce genre de choix. Mais, c'est très plausible. Quand j'avais 18 ans, j'étais amoureux d'une fille et j'étais prêt à partir pour elle. C'est un peu Roméo et Juliette. Et, cela brise l'amitié de Marcus et d'Arminius. On va retrouver Priscilla en Germanie, et cela va rendre la vie plus difficile à Marcus qui va peut-être essayer de la sauver. Il ne faut pas oublier que Marcus a une mère barbare. Il a donc une sympathie envers les germains. Mais, l'empereur l'envoie en mission en Germanie pour retrouver Arminius. Et, il doit remplir son devoir de romain même si cela lui déplaît. Je voulais que le lecteur se pose des questions à propos du sort de Marcus et de celui de Priscilla.
MB: Comment as-tu fait pour rendre plus complexe la psychologie des personnages ?
E: Je n'aime pas trop les héros classiques qui vont sauver femmes, enfants et le reste du monde. C'est très honorable, mais pour moi, c'est dépassé. J'aime bien qu'avant d'agir le personnage se pose des questions. Marcus ne s'en pose pas pour le moment parce qu'il doit sauver Priscilla et qu'il est amoureux. Mais, c'est un héros qui n'a pas la morale chrétienne des héros de BD d'aujourd'hui. La société romaine était fort différente de celle d'aujourd'hui. Ce qui permet de créer des personnages plus ambigus et aussi plus humains. A l'époque, les romains ne respectaient pas les mêmes règles. Les esclaves étaient considérés comme des meubles mais ils pouvaient monter en grade et faire carrière. Ils pouvaient s'acheter la liberté et devenir riche. Le système romain prenait beaucoup mais pouvait donner beaucoup. J'essaie d'intégrer tout cela dans mon récit. C'est une façon de voir différente de Gladiator, que j'aime beaucoup, mais qui est moins réaliste.
MB: Pourquoi Ermanamer passe-t-il au second plan ?
E: Je voulais mettre en avant l'histoire de Marcus et Priscilla. Pour moi, Ermanamer est un personnage emblématique, énigmatique et mystérieux. On ne sait pas trop ce qu'il pense. Dans la suite, je montrerai plus de choses sur lui, sur son entourage et sa vie en Germanie. C'est un personnage très complexe. On sait qu'il a fait carrière chez les romains. C'était un romain. On sait qu'il a trahi Varus. Mais, en fait, on sait peu de choses de lui. Physiquement, on ne sait pas à quoi il ressemblait. Avait-il dès le départ l'idée de trahir les romains ? Je suis libre d'imaginer ce que je veux, mais je suis les sources historiques comme celle de Cassius Dion. Je me base aussi sur les écrits du consul Paterculus, un homme proche de Tibère qui a connu ce personnage personnellement. Il a écrit une histoire romaine comprenant le désastre de Varus.
MB: Dans le livre II l’intrigue fait la part belle aux femmes. Cela correspond-t-il à une réalité historique ?
E: Donner de l’importance aux femmes, c'est à la fois pour la réalité historique et pour les besoins de l'histoire. Pour traiter le thème de l'amitié, j'avais besoin d'un personnage comme Priscilla. Quelqu'un de pur, d'innocent, presque angélique, avec une mère qui refuse cette union. C'est la Messaline de l'époque. Oui, dans la Rome antique, il y avait des femmes derrière les grands personnages. Elles avaient un grand pouvoir. Derrière Auguste, il y avait Livia qui tirait les ficelles…
MB: Tu insistes sur l’importance de la lignée. Peut-on supposer que les deux amis vont s’affronter, chacun dans un camp ?
E: C’est possible. Mais peut-être pas comme on l'imagine. Il faut se laisser surprendre. Moi, je sais dans quelle direction je vais. J'ai la fin de l'histoire et je sais clairement comment je vais la poursuivre.
MB: Comment es-tu parvenu à cette extraordinaire maîtrise graphique ?
E: J'ai beaucoup travaillé (rires). Je ne sais pas si mon dessin est extraordinaire… J'essaie de rendre l'histoire très lisible. Parfois, j'aimerais avoir plus de documentation. Souvent, je suis obligé d'inventer. Mais, je me suis quand-même bien documenté. Je suis en contact avec un historien, François Gilbert, qui écrit des livres sur la thématique romaine de l’époque. Il fait de la reconstitution historique et il s'habille en centurion. Il dirige des soldats. Et, ils font des batailles. Il étudie aussi les comportements, les tactiques, la vie quotidienne des romains. Il a écrit un livre sur la femme romaine. J'aurais encore plus besoin de lui pour les albums suivants. J'essaie de rendre tout cela crédible. D’ailleurs, je me sens plus proche d'une série TV comme Rome. Les personnages sont attachants. C'est sale. C'est cru. Cela ressemble plus à ce que c'était à l'époque. On sent les odeurs et la sueur. C'est excitant d'apprendre l'histoire comme cela. J'essaie de rester le plus crédible et le plus réaliste possible.
MB: Quelle importance accordes-tu aux couleurs ?
E: Une importance capitale. Je les fais moi-même car c'est trop personnel.
MB: Quels sont tes projets ?
E: Je travaille sur le tome 9 du Scorpion qui devrait sortir l'année prochaine. Il y aura des surprises dans cet album. L'origine du Scorpion va être dévoilée. L'histoire de Trebaldi trouvera sa fin autour du onzième album. Puis, il y aura quatre tomes en plus consacré à un dernier mystère. Enfin, je poursuis les Aigles de Rome prévues en 4 ou 5 albums.
Propos recueillis par Marc Bauloye
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